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Je Rends Heureux

Jean-Blaise Rochat
La Nation n° 2213 4 novembre 2022

Il y a une trentaine d’années, à la fin d’un cours, après le départ de tous les élèves, un garçon s’approche de moi, le maintien grave, la mine souriante:

– Le livre que vous nous avez fait lire a changé ma vie.

– Très bien! C’est exactement à quoi sert la bonne littérature. Si les livres ne sont qu’une distraction, on passe à côté de l’essentiel. Mais encore, explique-moi ce qui a changé.

– Je suis devenu meilleur, j’ai arrêté de faire le con, j’aide mes parents, je suis gentil avec ma sœur; mais surtout, je suis beaucoup plus exigeant avec moi-même. Avant, je ne m’aimais pas.

Ce livre était le Journal posthume de Jean-René Huguenin, commencé à 19 ans et interrompu le 20 septembre 1962 par ces dernières phrases: «Ne plus hésiter, ne plus reculer devant rien. Aller jusqu’au bout de toute chose, quelle qu’elle soit, de toutes mes forces. N’écouter que mon impérialisme.» Deux jours plus tard, ce jeune homme, un peu trop amateur de vitesse, se tue sur la route de Chartres au volant d’une Mercedes 300 SL portes papillon. Il avait 26 ans. A peine une semaine après, c’est Roger Nimier que l’on retire des tôles tordues de son Aston Martin. Sale temps pour les écrivains pressés. Et gâchis irrémédiable dans les lettres françaises.

Jean-René Huguenin n’était pas un inconnu dans le monde littéraire: son premier roman, La Côte sauvage, paru en 1960, avait reçu l’appui fervent de Gracq, Aragon et Mauriac, et un bon succès auprès du public. Plus qu’un premier essai prometteur, ce bref et dense récit s’inscrit dans la meilleure tradition des romans psychologiques français: le décor est une Bretagne estivale de grandes vacances paresseuses, passées dans une rassurante demeure familiale. La banalité des journées tranquilles avec balades dans les landes, farniente, baignades avec des amis dans l’océan, repas en famille, crée une atmosphère trompeuse autour d’un drame qui se noue entre l’énigmatique Olivier et sa sœur Anne. Pierre, le meilleur ami d’Olivier, est sur le point d’épouser Anne. Mais un malaise diffus s’installe dans les relations ambiguës de ce trio; les passions sont prêtes à exploser… Soixante ans plus tard, ces 170 pages intimistes dans un paysage immense, préservées des outrages du temps, ont acquis définitivement la patine des classiques.

Le Journal est l’autre grande œuvre de son auteur. Tenu presque quotidiennement, il est le laboratoire du roman à venir. On assiste à la difficile naissance d’un écrivain, son travail acharné, ses doutes, la crainte de la stérilité. Il n’avait ni la précocité ni l’aisance d’un Radiguet; et pas non plus la complicité d’un aîné qui pût le guider: il était foncièrement solitaire et méprisait la vie mondaine, à laquelle il lui arrivait pourtant de sacrifier. Il savait cultiver l’amitié. Des amitiés souvent compliquées et houleuses avec Renaud Matignon, Philippe Sollers, et surtout son jumeau de naissance (3 mars 1936) Jean-Edern Hallier, camarade de lycée.

Ce Journal est aussi une œuvre de moraliste, mais Huguenin précise: «Je n’ai de morale que contre moi.» Comme Montherlant à son âge, il rêve de fonder une chevalerie moderne pour s’élever au-dessus de la vulgarité et la veulerie du monde contemporain. A la différence de son aîné attiré par le paganisme, il puise son élan dans un christianisme aux accents bernanosiens: «Non, vraiment il n’y a que la prière. Contre le péché, contre la pauvreté d’âme, contre le silence du cœur, il n’y a que ça, il n’y a que la prière, il n’y a nul autre recours que l’éternellement victorieuse prière.» Ou: «Des deux voix qui parlent en vous, écoutez toujours celle qui chuchote.» La force de ce Journal est l’absence de narcissisme. On est très loin de ces confessions intimes où l’auteur étale complaisamment son misérable égo. Huguenin reste toujours humble et pudique: «Aimez-vous moins, soyez moins hanté, obsédé de vous-même. On appelle les miroirs des glaces: souvenez-vous qu’on y gèle. Le bonheur, c’est de tourner le dos à tous les miroirs. Rien ne fatigue, ne détruit plus que ce complaisant amour.» Aussi la force du Journal est de nous renvoyer sans cesse à nous-même. C’est pourquoi ce fougueux jeune homme inactuel a pu toucher si vivement un adolescent d’une autre époque. Et tout lecteur sincère aujourd’hui.

En 1992, Jean-Edern Hallier, inconsolable de la perte de son ami, le qualifie ainsi: J.R.H. – Jean-René Huguenin – Je Rends Heureux, dans un étrange «roman» où il exalte ses qualités de droiture, de courage, son amour de la beauté, son idéalisme désintéressé. Aujourd’hui, la sœur de J.-R. H. a légué à la Bibliothèque Nationale de France toutes les archives de l’écrivain. Pour commémorer les soixante ans de sa disparition, l’excellente collection Bouquins publie un fort volume réunissant l’intégralité de ses écrits, dont beaucoup d’inédits. La Côte sauvage et le Journal demeurent disponibles en poche dans la collection Points aux éditions du Seuil.

Référence:

Jean-René Huguenin, La Côte Sauvage, Journal, Le Feu à sa vie, suivis de romans et textes inédits, Laffont, collection Bouquins, 2022, 1216 pages.

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