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Oberman, l’inachèvement sans cesse

Jean-Blaise Rochat
La Nation n° 2215 2 décembre 2022

Le premier cahier des Années de Pèlerinage pour piano de Franz Liszt sublime les souvenirs d’un voyage de l’auteur avec sa maîtresse Marie d’Agoult en Suisse. La pièce centrale du recueil, la plus développée – et la plus émouvante – s’intitule Vallée d’Obermann. Il n’existe nulle part en Suisse un lieu identifiable. Liszt fait référence à une lecture marquante suggérée par George Sand, un roman épistolaire d’Etienne Pivert de Senancour (1770-1846), Oberman. Publié dans une relative indifférence en 1804, il connaît une gloire tardive grâce à la publicité que lui fait Sainte-Beuve, lors de sa réédition de 1833. Balzac, Stendhal, Vigny, jusqu’à Proust ont manifesté leur admiration et parfois leur dette à l’auteur d’Oberman.

Né à Paris en 1770, Senancour est l’enfant unique de parents âgés et bigots. Adolescent triste et solitaire, le jeune Etienne s’étiole dans cette atmosphère maussade. Ses moments de bonheur, il les doit à l’évasion dans la lecture (Rousseau!) et à la révélation des beautés de la nature, lors de fréquentes échappées dans la forêt de Fontainebleau. Le jour où son père veut le faire entrer au séminaire, il n’hésite pas et s’enfuit, avec la complicité de sa mère, vers les paysages qui ont enchanté le célèbre promeneur solitaire. C’était le 14 août 1789.

Arrivé à Genève, il parcourt à pied les rives du Léman, s’arrête à Cully, poursuit vers Moudon, Yverdon, Neuchâtel, Thièle, Fribourg, le Bas-Valais. Au début, il jouit de sa liberté neuve et du spectacle enivrant de la nature. Le voici à la fin d’une journée d’été sur un tertre au bord du Jorat, contemplant les Alpes de Savoie et du Valais: «La lumière du couchant et le vague de l’air dans les profondeurs du Valais élevèrent ces montagnes et les séparèrent de la terre, en rendant leurs extrémités indiscernables; et leur colosse sans forme, sans couleur, sombre et neigeux, éclairé et comme invisible, ne me parut qu’un amas de nuées orageuses suspendues dans l’espace: il n’était plus d’autre terre que celle qui me soutenait sur le vide, seul, au sein de l’immensité. Ce moment-là fut digne de la première journée d’une vie nouvelle.» Cette description d’un paysage brumeux, avec des montagnes floues, un horizon indistinct, contemplé par un voyageur solitaire fait irrésistiblement penser à cette célèbre icône de la peinture romantique Der Wanderer über dem Nebelmeer de Caspar David Friedrich (1818).

Senancour n’avait des Alpes qu’une connaissance livresque: les descriptions par Saint-Preux dans La Nouvelle Héloïse et, depuis qu’il est en Suisse, la lecture enthousiaste de Saussure. Il entreprend l’ascension des Dents du Midi au début de septembre 1789. Intrépide et imprudent, à mi-parcours, il renvoie son guide, afin «que rien de mercenaire n’altérât cette liberté alpestre. […] Je sentis s’agrandir mon être ainsi livré seul aux obstacles et aux dangers d’une nature difficile, loin des entraves factices et de l’industrieuse oppression des hommes.» Dans son ivresse, il abandonne tout son équipement, argent, montre, vêtements, et poursuit à demi-nu son escalade jusqu’au pied des parois de la Cime de l’Est. Là il vit un moment d’intense exaltation esthétique et philosophique: «Je suis monté demander à la nature pourquoi je suis mal auprès d’eux [les hommes].» Des pages d’un lyrisme grandiose laissent entrevoir qu’il a enfin atteint, dans ces espaces célestes et purs, le bonheur recherché.

Mais son caractère ténébreux reprend vite possession de son âme. Perpétuellement insatisfait, Senancour parcourt toute la Suisse romande, incapable de se fixer durablement: «A Moudon, au centre du pays de Vaud, je me demandais: vivrais-je heureux dans ces lieux si vantés et si désirés? Mais un profond ennui m’a fait partir aussitôt. [...] Je me décidai à rester le soir à Iverdun, espérant retrouver sur ses rives, ce bien-être mêlé de tristesse que je préfère à la joie. [...] Malgré le pays, malgré le lac, malgré la beauté du jour, j’ai trouvé Iverdun plus triste que Moudon. Quel lieu me faudra-t-il donc?» Des nécessités l’obligent à retourner à Paris ou à Fontainebleau. La Révolution a ruiné le citoyen Pivert, mais il ne semble pas s’en émouvoir. Lors de ses nouvelles pérégrinations, il fait des stations à Lyon, mais c’est essentiellement dans nos contrées qu’il promène une mélancolie sans remède, et qu’il poursuit vainement sa quête d’une sagesse qui se dérobe même dans l’exercice de l’écriture.

L’atmosphère dominante de l’œuvre est le désenchantement. Présenté comme un roman épistolaire, le lecteur a peine à croire à l’existence d’un correspondant. Senancour se parle à lui-même, à la manière d’un journal intime. Les rêveries d’Oberman n’entrent dans aucune catégorie littéraire, sinon l’autobiographie. La qualité et la nouveauté de l’écriture poétique en font une œuvre singulière. Singulière au point que c’est le seul livre qui ait survécu de son auteur. Les temps sont durs pour un génie incomplet qui subit le voisinage écrasant de contemporains d’une autre stature: Chateaubriand, Napoléon, Beethoven, Constant, Madame de Staël. Mais nous serions bien ingrats de ne pas réserver une place dans notre cœur à cet incurable romantique qui invitait un ami corniste et des cantatrices allemandes à jouer la sérénade au clair de lune, dans une barque, entre Saint-Saphorin et Meillerie. Et on lui pardonnera de préférer le vin de Cortaillod à ceux de Lavaux.

Notes:

Note 1) Senancour ignorait l’allemand; pas Liszt, ce qui explique la disparité orthographique Oberman / Obermann. On précisera qu’Oberman n’est en rien une préfiguration du surhomme nietzschéen.

Note 2) Liszt a saisi l’essence du chef-d’œuvre de Senancour: un simple fragment de gamme descendante sert de motif obsédant d’une tristesse accablée. Des modulations audacieuses et de subtiles dissonances font vivre les déchirures de l’âme. Seule la fin optimiste de la pièce contredit la désespérance de Senancour: Liszt était croyant, Senancour non.

Note 3) Le titre de l’article emprunte celui d’une partie d’une cantate, Le Temps restitué, de Jean Barraqué (1928-1973), musicien tragique, lointain frère en désespoir de Senancour.

Note 4) Oberman est disponible dans des éditions soignées, annotées et commentées chez Folio ou Garnier-Flammarion. On aimerait retrouver l’ancienne édition 10/18 avec la préface de Georges Borgeaud, qui a vécu dans le même cadre: Saint-Maurice, Lausanne, Aubonne.

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