L’homme de la com’
Soigneusement non cravaté, impeccablement mal rasé, notre ami Ethan Fontannaz1, tout frais diplômé de l’Ecole internationale de communication, s’arrête un instant devant l’immense porte d’entrée vitrée d’Orwell and Co, Coaching, Consulting & Communication (CCC), cette entreprise mondiale qui «pèse» plusieurs milliards et «gère» plus de onze mille employés.
Tout au long du chemin, il s’est répété les trois fondamentaux de la com’: «Il n’y a pas de vérité», «Tout commence aujourd’hui» et «Il n’y a qu’une forme de communication».
Il n’y a pas de vérité. Il n’y a pas de fond des choses. Le mandant a toujours raison, qu’il s’agisse de vendre une nouvelle chaussure, de licencier la moitié de son personnel ou de déclencher une guerre nucléaire. Le rôle du communicant est d’en convaincre le public avec ces mots et ensembles de mots qu’on appelle des «éléments de langage».
Ces éléments valent non pour leur sens, mais pour leur charge émotionnelle. Ethan sait que les termes «statu quo», «grand-papa», «ligne rouge», «sacro-saint», «patriarcal», «aller dans le mur» suscitent statistiquement un sentiment automatique de rejet. Au contraire, «républicain», «ouverture», «durable», «urgence», «ADN», «étude récente», «éthique», «climatique», entraînent le vote, l’adhésion ou l’achat.
Le communicant n’argumente jamais. L’argumentation repose sur le principe de non-contradiction, qui professe que deux affirmations contradictoires ne peuvent être vraies en même temps et sous le même rapport. Or, notre époque voit dans le dialogue argumenté une source inutile d’errements et de conflits. Elle préfère survoler les contradictions. Aussi le communicant n’argumente-t-il jamais, il répète à l’infini. Il répète que «la nouvelle école sera certes plus exigeante, mais aussi plus accessible à toutes et à tous»; ou que «le système de santé connaît un nombre record d’absentéisme, de burn out et de démissions, mais que la qualité des soins est maintenue»; ou que «la légalisation des drogues n’entraîne pas une augmentation de la consommation»; ou encore que «la réduction du temps de travail génère une croissance de la production».
Le deuxième fondamental est que tout commence aujourd’hui. Hier, le monde était bloqué par toutes sortes de liens qui nous ligotaient au passé et nous empêchaient d’avancer. Ces liens sont désormais brisés. Nous sommes dans l’avenir pur. Remplaçant l’expérience séculaire par les prophéties à court terme, ayant chassé «du passé l’importun souvenir», nous pouvons, enfin, recommencer à neuf.
Car il faut du neuf, et on ne fait pas du neuf avec du vieux. Au lieu de mettre deux hôpitaux proches en collaboration, on va en construire un troisième, tout nouveau, proche d’une entrée d’autoroute, énorme, beaucoup plus cher que son budget, pourvu des appareils les plus sophistiqués, géré selon les méthodes de management les plus pointues et qui pourra «s’affronter» au top ten des établissements européens. Car tout est concurrence, dans une société libérale-étatique.
Tous les discours officiels laissent entendre que les nouvelles installations et la nouvelle gestion, notamment celle du personnel, seront tellement parfaites qu’on n’aura plus besoin d’en changer. Objecter que la réalité résiste depuis cinquante ans à ce discours optimiste récurrent est dénué de pertinence, aux yeux du communicant qui remet continuellement les compteurs à zéro.
Le discours forme un tout standard que chaque nouveau directeur peut replacer tel quel, quand le directeur précédant abandonne l’établissement du futur après trois ans de gestion calamiteuse pour s’en aller sous de nouveaux cieux «relever de nouveaux défis».
Troisièmement, il n’y a qu’une communication, quel que soit le domaine, parce que la communication est une science, et que la science n’a qu’une voix. Peu importe que le journal, par exemple, dont s’occupe un communicant soit celui d’une association, d’une entreprise, d’une commune, d’une région, de la police, de l’Etat ou de l’Eglise, il présente la même forme et le même fond. Même mise en page, même genre de bandeau-titre et de logo, mêmes éditos répétant que tout va bien et que tout ira encore mieux. Et comme c’est scientifique, les avis divergents ne sont que des fake news complotistes qui ne sauraient avoir leur place dans le journal, pourtant présenté constamment comme celui «de toutes et de tous».
Mêmes illustrations, car les photos – et les vidéos – ne représentent jamais des employés réels, des ouailles réelles, des patrons réels, des médecins réels, des familles réelles. Elles sont choisies parmi des millions d’autres dans des banques internationales de photos, anonymes et obsessionnellement retouchées. Les jeunes y sont dynamiques, les vieux, à la fois gaillards, voire égrillards, et remplis de sagesse, les femmes, belles et efficaces (un rien cassantes, car elles ont dû briser le «plafond de verre», ce qui laisse des traces). Les couples sont merveilleusement complices, et leurs enfants adorablement turbulents.
Et dans les publicités télévisées, tout ce monde rit aux éclats et fait la chenille sous la lune, bourré d’empathie, pénétré de connivence et d’évidence. Et on doit attendre la fin de la vidéo pour apprendre, de la voix pommadée du commentateur, si ce pur bonheur de vivre est provoqué par le leasing d’une voiture électrique, un parfum aux fragrances sauvages, un site de pari en ligne ouvert aux jeunes, un portable lavable et pliable ou un appel solennel de l’Etat à consommer moins salé.
Et il en va de même pour les programmes des partis, la politique de l’hôpital, l’organisation de la police, la stratégie militaire, la doctrine de l’Eglise. Etant le maître des formules efficaces, le communicant l’est aussi des pensées et des décisions du mandant. Symbole de la transversalité universelle, c’est lui qui dicte à ses clients captifs ce qu’ils doivent dire et faire pour obtenir un maximum de recevabilité médiatique.
Ethan y croit-il? Croit-il à ce langage qui immobilise ses contemporains dans un filet de formules stérilisées au point de leur faire perdre la faculté de même s’en rendre compte? Il est plus probable qu’il est lui aussi tombé dans le filet.
Il sort de ses pensées, s’ébroue et lève les yeux sur le fameux logo doré aux trois «C». Il est serein. Il maîtrise. Il va pouvoir «se vendre».
Note
1 «Comme une difficulté d’être…», La Nation N° 1919, 15 juillet 2011.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Enthousiasme opiniâtre – Editorial, Félicien Monnier
- Occident express 106 – David Laufer
- Oberman, l’inachèvement sans cesse – Jean-Blaise Rochat
- Roméo et Juliette de Berlioz – Frédéric Monnier
- Le programme de législature – Jean-François Cavin
- † Pierre Rochat: un grand serviteur (1928-2022) – Daniel Laufer
- Un éclairage inattendu – Jacques Perrin
- Un procédé inadmissible – Jean-François Cavin
- Pour un boycott intégral de tout – Le Coin du Ronchon