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Urgence et confusion

Félicien MonnierEditorial
La Nation n° 2220 10 février 2023

L a Commission de politique de sécurité du Conseil national a accepté, le 24 janvier 2023, le texte suivant: «La déclaration de non-réexportation devient caduque s’il est établi que la réexportation du matériel de guerre vers l’Ukraine est liée à la guerre russo-ukrainienne.»1 Son objectif est d’ajouter un troisième alinéa à l’article 18 de la loi sur le matériel de guerre (LMG). Ce dernier porte déjà officiellement le nom de «Lex Ukraine». Son but explicite est d’autoriser les pays ayant acheté des armes suisses –  Piranhas, Mowag ou munitions pour char Guépard – à les réexporter vers l’Ukraine bien qu’ils aient signé une «déclaration de non- réexportation» vers des pays en guerre. Voici pour le fond.

A suivre la Commission, cette réforme devra être déclarée «urgente». Concrètement, cela signifie qu’elle sera certes soumise au référendum facultatif, mais qu’elle entrera de toute façon en vigueur avant l’éventuelle votation. En cas de refus du peuple, elle devra être abrogée dans l’année qui suit le vote du Parlement.

Un référendum ne servira à rien. Avant que les délais de récolte des signatures et du vote populaire ne soient passés, la livraison sera intervenue et les obus auront été tirés. On voterait proprement dans le vide. Certes, en cas de refus, la loi retrouvera sa teneur originelle. Mais le mal aura été fait et la neutralité sera un peu plus amochée.

En acceptant une telle loi, l’objectif des Chambres ne sera pas de modifier la LMG de manière générale, et par ricochet notre politique globale d’armement, mais d’autoriser la livraison indirecte d’armes à l’Ukraine. Nous écrivons bien «autoriser». En votant cette loi, le parlement prendrait une décision. Il trancherait une situation précise, «dans un cas individuel et concret», selon la formule consacrée. Son objectif est de lever un obstacle identifié, local et délimité. Il n’est pas ici de faire une loi «générale et abstraite», ce qui est proprement son travail, mais de peser concrètement dans un combat militaire en se substituant au Conseil fédéral. Il s’agit ni plus ni moins que de pousser le Parlement à faire acte de gouvernement, non de législateur.

Certes, nous ne portons pas à la séparation des pouvoirs législatif et exécutif un attachement absolu. En revanche nous y voyons un facteur d’ordre et de clarté. L’un de ses avantages est de définir – terme qui signifie aussi limiter – les compétences de chacun et de rendre l’action politique prévisible dans le long terme.

La loi sur le matériel de guerre traite d’un domaine particulièrement sensible. Son application impose de prendre en compte tant l’approvisionnement de l’armée que notre politique économique. Le domaine de l’armement, ses contrats, ses commissions et ses affaires compensatoires autorisent à mener une diplomatie industrielle autant qu’à monnayer du renseignement. Il implique de conserver une vue d’ensemble, autant à l’interne que sur le plan extérieur. Par définition, c’est au gouvernement, et à lui seul, qu’il appartient de conduire cette politique.

La démocratie parlementaire met sur la tête des députés la triple responsabilité de la représentation des intérêts, de la représentation des opinions et de l’action législative. C’est déjà considérable. Lorsqu’elle intervient sous la forme choisie pour la Lex Ukraine, la clause d’urgence ajoute une couche supplémentaire et brouille un peu plus les frontières.

Le cas de cette initiative parlementaire est symptomatique. Non seulement parce qu’il verrait le Parlement prendre une décision concrète relevant de l’exécutif, mais aussi parce qu’il pourvoit son action d’une sorte de légitimité romantique.

La loi dit que l’urgence se déclare. Mais en l’occurrence, on l’invoque de manière incantatoire. Dans les derniers mois, les partisans de la livraison n’ont pas fait autre chose. Celui qui propose de recourir à la clause d’urgence a déjà un coup d’avance. Il force son adversaire à contester l’urgence avant de s’en prendre au fond. Et contester l’urgence, c’est nier «au nom d’un juridisme mal placé» les malheurs effroyables causés par cette guerre. L’urgence force l’indécis à soutenir la proposition en déplaçant le débat sur le plan d’une sorte de morale de l’action.

Il y aura toujours une bonne raison d’invoquer l’urgence. Et le pire est que nous nous y habituons. Après l’urgence sanitaire, l’urgence climatique et l’urgence éolienne, voici l’urgence dans le commerce des armes. Et à chaque fois, c’est un peu de la démocratie directe qui disparaît.

Notes:

1   Initiative parlementaire 23.401, Modification de la loi sur le matériel de guerre – Lex Ukraine.

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