L’Europe, terre des nations
Suivant l’historien Gabriel Martinez-Gros, lui-même inspiré par le sage musulman Ibn Khaldûn, les empires naissent de la complémentarité de tribus bédouines, solidaires et agressives, avec des populations nombreuses cultivant des terres fertiles telles que la Mésopotamie ou la vallée du Nil. Une dialectique favorable à l’empire se met en place, liant une élite combattante aux sédentaires désarmés soumis à l’impôt.
Selon Martinez-Gros, il n’existe que trois vrais empires: l’Empire romain, l’Empire chinois et l’Empire islamique. L’Empire perse des Darius, Cyrus et Xerxès les préfigure. L’Empire d’Alexandre ne dure que dix ans. L’Empire ottoman et l’Empire moghol des Indes sont des rejetons de l’Empire islamique.
Un empire véritable doit satisfaire plusieurs conditions: la spécialisation ethnique des fonctions militaires et productives y est acquise; il vit plusieurs siècles, autour d’une capitale très peuplée qui concentre la richesse, Rome, Pékin, Bagdad; il rassemble la plus grande partie de la population du monde connu; il n’a pas de rival à sa taille tout proche, il fixe lui-même ses frontières, son limes. Les empires finissants traînent après eux une religion nouvelle; celle-ci prétend satisfaire sur le plan spirituel les promesses de paix et de bonheur que l’empire décadent et impuissant est incapable de tenir au plan temporel. L’Empire romain favorise la pénétration du christianisme, l’Empire chinois celle du bouddhisme né en Inde; l’Empire islamique, certes musulman à l’origine, fait triompher la variante sunnite aux dépens du chiisme.
Après la chute de l’Empire romain, l’Europe a un destin exceptionnel. Elle n’obéit en aucune façon aux schémas khaldûniens. Ne proposant aucun dessein impérial durable, elle s’arrête à l’étape des royaumes combattants de l’historiographie chinoise, à celle du choc de hordes se disputant la création d’un empire à partir d’un espace agraire très peuplé, à conquérir et à soumettre fiscalement. En Europe, les royaumes barbares germaniques se partagent les restes de l’Empire romain: les Saxons dans l’actuelle Angleterre, les Bataves en Hollande, les Suèves au Portugal, les Wisigoths en Espagne, les Ostrogoths et les Lombards en Italie, les Francs et les Burgondes en France, les Alamans en Allemagne et en Suisse. Ces peuples combattent les Romains, puis leur vendent la force nécessaire à la survie de l’Empire; ils se romanisent, se convertissent à l’hérésie arienne puis au catholicisme. L’empire n’a plus de capitale temporelle: Rome règne sur le plan spirituel.
En 800, le pape nomme Charlemagne «empereur des Romains», mais l’empire carolingien fragile prend fin en 924. Le Saint-Empire romain germanique lui succède, né en 962, agrégat d’innombrables principautés, difficilement gouvernable. Dans les siècles qui suivent, l’Europe s’organise grâce d’une part aux moines et à l’Eglise catholique, aux aristocraties locales d’autre part. Les nations européennes se dessinent et se consolident. Chacune d’entre elles aura un jour des velléités impériales. Une maîtrise accrue de la cartographie et de l’art de la navigation leur donnera le pouvoir de découvrir et de dominer le monde. C’est d’abord l’Empire portugais, né en 1415, qui décline dès le 4 août 1578 quand Sébastien 1er meurt à la bataille des Trois Rois, vaincu par les Marocains. Ensuite paraît l’Empire – où le soleil ne se couche jamais – de Charles Quint, roi des Espagnes, empereur romain germanique. Epuisé par un règne de 39 années, ce dernier abdique en 1558 au profit de son frère Ferdinand et transmet ses possessions à son fils Philippe II. La France connaîtra brièvement la tentation impériale sous Napoléon 1er (11 ans) et Napoléon III (18 ans); l’Angleterre formera un véritable empire quand la reine Victoria reçoit en 1876 le titre d’impératrice des Indes. D’autres nations sont également sources d’empires plus ou moins étendus et durables: l’Allemagne (IIe et IIIe Reich), l’Autriche, la Hongrie, la Russie dès Ivan IV le Terrible.
Ce qui distingue l’Europe des trois empires reconnus comme tels par Martinez-Gros, c’est non seulement son expression politique d’origine barbare puis nationale, mais aussi la maîtrise d’un savoir scientifique, technique et militaire unique au monde. Dès le Moyen-Age, puis à la Renaissance, les sages de diverses nations exploitent les ressources intellectuelles de l’Antiquité grecque, que les moines ont préservées. Ils élaborent des connaissances fondées sur l’exercice de la raison, ouvert aux questions et aux objections (Thomas d’Aquin), et sur les mathématiques (de Galilée à Newton), pour en arriver, grâce à l’invention de la machine à vapeur par James Watt, à maîtriser les sources d’énergie, ce qui assurera la domination industrielle et militaire de l’Europe.
Du point de vue militaire, l’Europe ne connaît pas la distinction bédouins / sédentaires. Chaque nation recrute ses soldats dans ses provinces en y adjoignant certes quelques mercenaires… suisses entre autres. Avec la Révolution française commence l’ère de la conscription. En échange du droit de dire son mot sous un régime démocratique, tout citoyen est astreint au service militaire. La démocratie se montre belliqueuse. Des armées énormes sont constituées et les nations européennes finissent pas se détruire entre elles, sans que cette tragédie n’ait interrompu pour l’instant la domination occidentale exercée depuis 1989 sous la direction des Etats-Unis d’Amérique.
Selon Martinez-Gros, il se pourrait que naisse, malgré la résistance opiniâtre des nations, un empire occidental formé par les deux Amériques, l’Union européenne et l’Afrique non musulmane, traînant après lui une nouvelle religion.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Urgence et confusion – Editorial, Félicien Monnier
- Imposition individuelle des familles: problèmes pratiques – Olivier Klunge
- Les concubins ne sont pas discriminés – Olivier Klunge
- Une urbaine à la campagne – Gwendolyne Bolomey
- A propos d’épidémies – Elisabeth Santschi
- Mehdi-Emmanuel – Jean-Blaise Rochat
- Qui doit changer de mentalité? – Olivier Delacrétaz
- Occident express 109 – David Laufer
- Davel à l’Opéra de Lausanne – Jean-François Cavin
- Procédures d’exclusion – Le Coin du Ronchon