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Une urbaine à la campagne

Gwendolyne Bolomey
La Nation n° 2220 10 février 2023

Bonjour Abigaîl, Segourney et Audrey-Marilyne,

Il faut que je vous dise: overstressée, hyperbookée, limite burn-out, à cause des brainstormings de notre board chief executive manager drivant notre business plan, j’ai décidé de me ressourcer à la campagne. La campagne, je la connais bien: j’ai visionné dans mon loft plusieurs power points à son sujet et vu deux reportages sur Arte. Convaincue de ses vertus écolo-thérapeutiques, avec un little zen touch bienvenu, je m’y suis rendue.

Une expérience stupéfiante. Figurez-vous qu’ils ont là-bas des petits trains rouges et blancs absolument adorables; comme à Eurodisney. Ils relient un hameau à un autre. A l’intérieur, un spectacle inouï: des gens qui se parlent, au lieu de consulter leur smartphone avec des écouteurs dans les oreilles ou des tablettes leur apprenant en temps réel ce que le Prince Harry pense de sa belle-sœur. Ces gens se parlent, comme il y a deux siècles! Vous vous rendez compte?

Intriguée, je suis descendue à un arrêt qu’ils appellent «une gare» et j’ai suivi l’une de ces passagères parlantes. Elle s’est rendue au Shop, a acheté une sorte de muffin, qu’ils appellent là-bas «un petit pain au lait» au prix de 1.10 SFR (plus d’un $). Et elle a payé – tenez-vous bien! – avec des pièces en métal, comme au Moyen Age. Je me demande si elle sait ce qu’est une Master Card et un code PIN.

J’ai oublié de vous dire que j’avais emmené Darling avec moi, mon caniche, mon chéri, dûment shampouiné, bigoudiné et coiffé d’un adorable ruban rose, qui accentuait heureusement son doux regard antispéciste. A la sortie du Shop, nous sommes partis tous les deux à l’aventure, dans la nature sauvage, pour la préservation de laquelle j’ai versé plusieurs $ l’année dernière.

Alors, mes amies, il faut que je vous le dise: la campagne est admirablement végétalisée. Elle est pleine d’herbes, d’arbres, de buissons, de haies, de ronces et d’orties. Superbe. Sur ce plan-là, nos urbanistes sont très en retard. Il y a bien quelques pierres et gadoues ici et là. Résiduelles. Darling gambadait comme un fou, sautillait, jappait. Il a d’ailleurs fait le buzz sur Twitter et a récolté soixante-quatre like, plus que la bourrique du rez-de-chaussée (vous voyez à qui je pense) pour son troisième mariage.

Nous marchions, Darling et moi, gais comme des lynx, insouciants. Nous avons soudain vu une bâtisse étrange, allongée, au milieu des épicéas. Mon Smartphone m’a signalé que ça s’appelait une ferme. Nous nous approchons à pas de loup réintroduit, humbles, humanistes et solidaires, quand soudain, une sorte de monstre sorti de l’Enfer se rue sur Darling, les babines retroussées, montrant ses dents xénophobes avec des rugissements dignes de Jurassic Park, voire d’Avatar ou de Star Wars.

Heureusement, la bête immonde, visiblement fasciste, était retenue par un collier équipé d’une chaîne, qui limitait son aire de nuisance. Darling et moi avons eu une pensée émue en songeant à la statue que nous avions barbouillée récemment au centre-ville, pour protester contre les chaînes de l’esclavage d’il y a trois siècles.

Alors que nous nous apprêtions à méditer sur ce thème urgent, un être d’une grande vulgarité est apparu à la porte de la bâtisse. Un mâle occidental blafard, habillé de tissus élimés, qui auraient fait fondre en larmes Giorgio Armani, Christian Dior et Karl Lagerfeld, tenant à la main une sorte de gros bâton terminé par trois pointes métalliques recourbées. J’ai appris sur mon IPad que ça s’appelle une fourche. J’ai bien ri: c’est comme une fourchette à dessert, mais en plus grand. Les gens de la campagne sont étonnants.

En l’occurrence, cet individu était visiblement très méchant, voire populiste. Il s’est mis à rugir, avec un regard discriminant envers Darling:

«Qu’est-ce que vous foutez là?»

Ne perdant rien de mon urbanité, malgré le fait que Darling était visé par une approche spéciste indigne du XXIe siècle, j’ai répété à ce campagnard les articles de la dernière déclaration des Nations Unies, votée à une majorité que je ne me suis pas gênée de lui rappeler, concernant les droits de circulation, de déplacement et d’établissement des créatures peuplant notre planète, incluant la sauvegarde de leurs intérêts, tant matériels que spirituels. J’ai insisté sur la jurisprudence internationale en la matière.

L’individu nous a regardés, Darling et moi, avec des yeux hagards, weinsteiniens, des yeux de violeur colonialiste climato-sceptique patriarcal. Presque des yeux de Trump. Il a poussé un cri révoltant de populisme:

«Foutez-moi le camp!»

Darling et moi avons riposté par une zen attitude. Empreinte d’empathie, de solidarité, de fraternité, d’humanisme durable et renouvelable, j’ai médité dans la position du lotus arthritique et conclu que ces créatures campagnardes avaient le droit de vivre, au nom de la biodiversité. Comme les punaises de lit et les rats d’égout protégés par la mairie de Strasbourg.

Mais est-ce une raison suffisante pour mettre trois de ces campagnards au Conseil fédéral?

J’ouvre le débat et vous la bye-bye belle.

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