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Les quatre temps de la neutralité suisse

Félicien MonnierEditorial
La Nation n° 2229 16 juin 2023

Le temps mythique

A Marignan les morts suisses s’élevèrent à dix-mille en deux jours. Les carrés de hallebardiers ne permettaient plus de tenir face aux batteries des rois. Il fallait en tirer les conséquences.

La signature de la Paix perpétuelle avec François 1er ouvrit la porte à un nouveau modèle. La fourniture de mercenaires à leurs puissants voisins devenait pour les Cantons autant une monnaie d’échange économique qu’une garantie de leur indépendance dans l’alliance confédérale.

Le souvenir de l’intercession providentielle de Nicolas de Flüe à la Diète de Stans en 1481 nimbait d’une aura religieuse cette nouvelle retenue dans les affaires internationales.

Les mythes comptent plus par la leçon qu’ils fournissent et les réalités politiques qu’ils recouvrent que par l’exactitude de leurs sources historiques. Marignan et saint Nicolas constituent les grands récits de l’unité fédérale, élaborée dans le creuset de la soldatesque et de la foi. Leur leçon demeure valable. Traversée de frontières politiques, économiques, linguistiques et confessionnelles, la Confédération suisse demeure fragile. L’aventurisme diplomatique reste une menace.

 

Le temps historique

Le XIXe siècle vit la fondation du CICR par le Genevois Henry Dunant, le général Dufour exerçant comme premier président. L’internement des Bourbakis en février 1871 complétera le tableau d’une Suisse neutre qui défend ses frontières, mais à l’action humanitaire crédible et efficace.

L’implantation au bout du Lac de nombreuses organisations internationales, que la Suisse en fût ou non membre, donna naissance à la «Genève internationale». La Confédération devint avec le XXe siècle ce lieu paisible où les puissants se parlent.

La Grande Guerre mettra l’unité fédérale à rude épreuve. Le général Wille sera tôt suspecté de prussophilie, déchaînant la colère des cantons francophones. Le 14 décembre 1914, le Nobel de littérature bâlois Carl Spitteler rappelle ses concitoyens à la raison: «Nous devons nous persuader que les frontières de notre pays sont aussi des lignes de démarcation pour nos sentiments politiques.»

La Seconde Guerre mondiale pousse la neutralité dans ses derniers retranchements, mais la barque tient bon. Dissuasion militaire et politique économique apparaissent comme les faces d’une même médaille. La Suisse n’est pas envahie, la mission est réussie. Dans La Nation du 20 janvier 1949 Marcel Regamey écrit: «Nous sommes d’abord responsables des destinées de notre peuple. Nous n’avons pas le droit de le sacrifier au salut hypothétique d’autres nations. L’expérience prouve ce qu’un tel dévouement a de chimérique et combien, en fait, il recouvre d’intérêts égoïstes et de passions orgueilleuses.» Le maintien de l’indépendance de la Confédération est l’autre grande finalité de la neutralité. C’est la leçon de 39-45.

La Guerre froide ouvre le temps de la cohabitation avec les Alliés. Entourée par l’OTAN, la Suisse sait que sa crédibilité dépend en partie de son armée. La grande réforme Armée 61 lui en donne les moyens. «Un centurion crache des flammes, les bleus attaquent vers Ollon…» chante Gilles. Les Hunter et Mirages de nos forces aériennes doivent tenir l’extrémité ouest de ce corridor neutre qui, de Genève à Vienne, entre aux cœurs des dispositifs allié et soviétique. A la fin des années 1980, nous comptons 800’000 militaires mobilisables en quelques heures. Le concept de neutralité armée atteint son plus complet aboutissement.

L’effondrement soviétique plonge l’Ouest dans le désarroi. La Pax americana s’impose et l’Europe désarme. Les forces armées, de la Yougoslavie à l’Afghanistan, se muent en forces de police internationale. «L’ennemi» devient «la partie adverse». Avec le règne du «maintien de la paix», cette unipolarité marque le triomphe des sanctions internationales, adoptées au sein d’organisations dites de «sécurité collective».

A défaut de nouvelles réflexions de fond depuis le Rapport sur la neutralité de 1993, les autorités fédérales maintiendront jusqu’à récemment une pratique assez constante: reprise des sanctions de l’ONU, jugées compatibles avec la neutralité, interdiction de survol aux opérations militaires non autorisées par le Conseil de sécurité.

La guerre en Ukraine, depuis 2014 mais surtout 2022, marque une étape nouvelle avec la reprise de sanctions décidées par l’Union européenne.

Les droits de l’homme ont gagné en importance dans le discours du Conseil fédéral. Philosophiquement, les trente dernières années témoignent d’une confusion entre les concepts d’universel – «les valeurs occidentales» – et de particulier – les «seuls intérêts de la Confédération».

«Intégrale» à la fin de la Guerre froide, la neutralité devient «active» avec Micheline-Calmy-Rey, puis «coopérative» avec Ignazio Cassis.

 

Le temps de l’agitation

Au lendemain de l’attaque du 24 février 2022, le Conseil fédéral et de nombreux parlementaires parlèrent d’abord de morale. Pour Ignazio Cassis, «neutralité ne veut pas dire indifférence». Gerhard Pfister s’en prend à une «neutralité indécente». Le moralisme anti-neutres ne date pas d’hier. Accompagnant la confusion mentionnée plus haut, il sentimentalise un débat qui restait jusque-là encore plutôt institutionnel.

Jamais dans l’histoire suisse le Parlement n’a tenté d’influencer notre politique internationale avec autant d’énergie que depuis l’invasion russe. L’exportation d’armes a notamment fait l’objet d’innombrables interventions. Elles pourraient prochainement aboutir à une limitation à cinq ans des interdictions de réexportation. Le Conseil national doit encore se prononcer.

Alors que nous mettons sous presse, une adresse de M. Zelensky aux députés fédéraux est attendue pour jeudi 15 juin dans l’après-midi. Il n’est pas usuel en Suisse qu’un chef d’Etat étranger s’adresse aux Chambres. Pour ce seul motif déjà, l’intervention du président ukrainien est inappropriée. M. Zelensky interviendra certes hors du programme officiel de la session. Il s’agit donc d’une demi-mesure. Elle témoigne bien du malaise suscité par son intervention. Sans compter qu’elle arrive en plein débat sur la réexportation d’armes, que l’Ukrainien entend bien influencer en faisant culpabiliser nos parlementaires.

Il y a une semaine, plusieurs sites internet fédéraux ont subi une attaque cyber. La guerre hybride s’est rapprochée. La perception internationale de notre neutralité s’est affaiblie. Il aurait fallu refuser à M. Zelensky de prendre la parole.

 

Le temps politique

Le mythe dessine les grandes perspectives et ancre les références mentales. L’histoire montre que la neutralité est tenable à long terme tout en forçant à la nuance. L’actualité voit s’exprimer les passions et les intérêts. Elle rappelle combien il est facile de détruire ce que la patience des siècles a construit.

Il existe encore un temps politique de la neutralité. Il est celui qui s’impose aux gouvernements confrontés aux réalités nationales. Cette approche est l’objet de notre cent cinquante-neuvième Cahier de la Renaissance vaudoise: Neutre. La Suisse à l’ère de la guerre hybride. La prochaine Nation contiendra un bulletin de commande.

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