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Le libéral et son double

Olivier Delacrétaz
La Nation n° 2229 16 juin 2023

Lors d’un de nos derniers Mercredis, M. Antoine Bernhard, rédacteur en chef adjoint de Regard Libre, nous a présenté les réflexions de Jean-Claude Michéa sur le libéralisme. Nous en commentons librement les éléments les plus significatifs.

Economique, philosophique, théologique ou politique, il n’y a qu’un libéralisme. Ce libéralisme subodore les germes d’une guerre civile dans chaque vérité générale. Il préfère cultiver un relativisme de principe: il n’y a de vérité qu’individuelle, autrement dit, selon la vieille formule, «toutes les idées se valent, pourvu qu’on soit sincère». Dès lors, chacun fait valoir son intérêt personnel, dans les limites de la loi. C’est la lutte de tous contre tous, harmonisée par une prétendue «main invisible» … dont on sait d’expérience cruelle qu’elle n’existe pas.

Du point de vue libéral, les relations sociales relèvent non des usages, mais du droit. Ce qui nous lie à autrui, ce sont des contrats. En outre, ce droit ne se réfère à aucune vérité supérieure et se suffit de sa cohérence interne. Il ne vise pas le bien et se borne à placer des limites aux conflits sociaux. Privé de référence supérieure invariable – nature humaine, droit naturel, décalogue, traditions – il s’aligne par défaut sur les idées du moment.

Le libéral admet, restrictivement, qu’on puisse réduire un peu de sa liberté quand l’intérêt général l’exige à l’évidence. Mais il refuse l’idée de bien commun. Pourtant, le bien commun ne nie ni ne réduit la liberté de l’individu. Il l’oriente tout entière dans le souci de la communauté, certes, mais c’est précisément cette perspective qui fournit à la liberté le cadre adéquat à son plein déploiement. La liberté n’est pas un absolu.

En doctrine, le libéralisme est très loin des réflexions des fondateurs de la Ligue vaudoise. Notre cher Alphonse Morel mangeait du libéral à tous les repas. En même temps, toutefois, le libéralisme incarne la créativité entrepreneuriale, la lutte contre l’étouffement étatiste, la défense des libertés personnelles, notamment les libertés d’expression et de controverse, toutes vertus suffisamment rares pour valoir notre sympathie à ses partisans et qui ont fondé de nombreuses collaborations et amitiés.

Est-ce à dire qu’il y a, comme pour les chasseurs, le bon et le mauvais libéral?

Une comparaison en bascule avec le socialisme peut nous éclairer. Le libéralisme se bat pour la liberté individuelle, le socialisme pour l’organisation égalitaire de la société. Pour le premier, l’argent des impôts sert à financer les infrastructures indispensables et les tâches propres de l’Etat. Pour le second, l’impôt permet de répartir les richesses dans une perspective égalitaire. Le libéral déplore, dans ce système de répartition, une énorme déperdition d’argent, ainsi qu’une prime à la paresse et à l’incompétence. Tout au plus admet-il le geste, purement gratuit, de la charité individuelle.

Le socialiste voit volontiers, dans la liberté, un luxe de nanti, voire un caprice d’intellectuel déconnecté des problèmes sociaux et, de toute façon, un moyen d’atteindre le bonheur infiniment moins efficace qu’une administration rationnelle, unitaire et systématique de la société. Il n’est pas loin de considérer que la charité individuelle a quelque chose de méprisant à l’égard de son bénéficiaire. Et quoi qu’il en soit, l’égalité ne trouve pas son compte dans ce don à bien plaire, si généreux soit-il.

En matière d’égalité, justement, le libéralisme la place au commencement: tout le monde, s’il le veut vraiment, peut devenir riche, sportif d’élite et président de la Confédération. Le socialiste la place en fin de parcours: tout élève a le droit absolu d’avoir son bac, puis un emploi salarié, puis une retraite suffisante, puis un trépas digne. En ce sens, le socialisme fait un pas de plus dans l’aveuglement égalitaire.

Dans cette comparaison, certes caricaturale, où chacun est l’image déformée de l’autre, le libéralisme et le socialisme apparaissent comme deux réponses à une double exigence de la nature humaine, celle de liberté et celle d’appartenance collective. Mais ce sont des réponses absurdement séparées et farouchement opposées dans le monde électoral moderne.

Les deux cultivent un souci légitime, mais chacun considère son souci comme nécessaire et suffisant, tandis que le souci d’en face lui paraît mineur, voire nuisible. C’est le type même du mécanisme sectaire: chaque partie se sent plus forte en niant l’importance de ce qui importe à son vis-à-vis.

Pire encore, le bien pour lequel elle lutte elle-même souffre de cette disjonction et se dévoie lui aussi. La liberté libérale tend à devenir le droit de chaque individu de faire ce qui lui plaît, quand et comment ça lui plaît. Le bien collectif que vise le socialiste est essentiellement défini par des considérations matérielles. Relevant de l’administration étatique, cette «solidarité» est à la fois anonyme et contraignante, ce qui en supprime le caractère moral.

Le libéralisme et le socialisme sont les produits de la décomposition égalitaire. Et cette absurde désunion entre deux besoins également fondamentaux de l’être humain empoisonne la vie politique.

Les partis, même du centre, semblent inaptes par essence à résoudre ce problème. Les syndicalistes ouvriers et patronaux, eux, ont trouvé, en dehors de la contrainte étatique, une réponse plus satisfaisante au problème tel qu’il se pose dans le domaine du travail. Les uns et les autres ont profité, et la Suisse entière avec eux, de l’institutionnalisation du dialogue social, des conventions collectives et de la paix du travail. Ils ont recréé, par-delà les conflits sociaux inévitables, une fusion possible entre la liberté des acteurs et les exigences du bien commun.

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