Trente glorieuses pour l’art et pour l’autonomie
Foyer de mon père, ô Jura,
loin de vous s’en fut Jean-sans-Terre
dont la complainte ne peut taire
ce que son amour lui jura.
Jean Cuttat, in Noël d’Ajoie
Dans le courant de l’été, les anciennes usines désaffectées des cycles Condor à Courfaivre (Dieu que leurs torpédos militaires étaient lourds!) ont accueilli une exposition célébrant les cinquante ans du plébiscite autonomiste de 1974. Dans la foulée, Yves Guignard, commissaire de l’exposition, a fait éditer un très beau catalogue qui a pour mission de pérenniser une manifestation forcément limitée dans le temps. On ajoutera que la réalisation de l’ouvrage a été confiée à la maison d’édition Infolio sise à Gollion, ce qui en garantit la bienfacture.
L’art ne fait pas toujours bon ménage avec le militantisme. L’auteur en est bien conscient qui cite Proust: «Une œuvre où il y a des théories est comme un objet sur lequel on laisse la marque du prix.» Un art au service d’une politique, quelle qu’elle soit, finit souvent par être réduit au rang de document historique. Or les œuvres retenues ne sont pas systématiquement la manifestation des passions d’une époque. Par exemple, Arnold Stékoffer, militant très actif, a cultivé de solides amitiés au sein du Rassemblement jurassien ou au Bélier. Il a produit des peintures un peu mélancoliques, à la géométrie rigoureuse, dans lesquelles il serait vain de chercher des liens immédiats avec la cause jurassienne.
De même, l’œuvre peint de Jean-François Comment s’exprime par des huiles abstraites de grand format. Il traite de thèmes trop universels pour être associés à des événements conjoncturels: Révolte (1962-1966), Triptyque du soleil (1962-1963). Cependant il mettra son art au service d’un projet commun avec Alexandre Voisard, Liberté. Voisard écrit un poème que le peintre illustre d’un geste vigoureux et coloré. La luxueuse édition définitive sera tirée à cent exemplaires.
L’intersection entre art et politique a atteint une intensité extrême par l’œuvre de Coghuf, pseudonyme d’Ernst Stocker, peintre bâlois établi dans les Franches-Montagnes. Il a mis son pinceau au service du combat contre l’établissement d’une base militaire avec caserne, chars d’assaut et pistes d’entraînement, ce qui aurait irrémédiablement détruit l’harmonie de ce paysage paisible. Il existe plusieurs variantes du même thème apocalyptique qui a servi à des affiches aux métaphores éloquentes: on y voit le squelette d’un cavalier chevauchant dans un paysage désolé, avec ruines, croix, gibets, suppliciés. Ces représentations terribles des malheurs de la guerre s’inscrivent, avec le même génie expressif, dans la lignée des expressionnistes allemands (Otto Dix) ou du Picasso de Guernica.
L’ouvrage d’Yves Guignard présente une production foisonnante et diversifiée qui n’a pas besoin du prétexte militant pour justifier sa valeur artistique. Il est complété par d’utiles biographies et abondance de documents photographiques.
Référence: Yves Guignard, L’Art de l’Autonomie, Jura, 1950-1980, Editions Infolio, 2024, 122p.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Les Jurassiens comme exemple – Editorial, Félicien Monnier
- Sauf sur l’essentiel – Alain Charpilloz
- Vu par Marcel Regamey – Ligue vaudoise
- D’abord l’unification ou la nation? – Quentin Monnerat
- Alexandre Voisard, 1930-2024 - La dernière lettre d’un poète – Yves Guignard
- Mon pays de cerise et de légende – Eloi Chevalier
- Un magnifique armorial jurassien – Olivier Delacrétaz
- La diversité contre les différences – Jacques Perrin
- Conseillers aux Etats centralisateurs – Jean-François Cavin
- Justin comme Donald – Le Coin du Ronchon