Un tour en Suisse centrale
Seul l’écusson cantonal des plaques minéralogiques avait changé. L’intérieur des nouvelles rames CFF nous avait maintenus, de Lausanne à Lucerne, dans un même cocon de design contemporain, depuis lequel nous attrapions du regard les panneaux des gares traversées: Frutiger blanche sur fond bleu foncé. Les militaires libérés pour le week-end croisés sur la ligne portaient le même uniforme, modèle TAZ 90. Même les compétences fédérales peuvent avoir une esthétique.
L’arrivée nocturne à Zoug, pour une visite chez un proche profitant des largesses fiscales du petit canton, nous confirma pourtant que nous avions changé d’univers. Nous frappait d’abord la cohabitation, à quelques centaines de mètres d’écart, des bâtiments de verre et d’acier des multinationales avec les maisons médiévales du centre historique, dignes d’un conte romantique. En termes politiques, on y décèlerait une sorte de libéral-conservatisme où un sens de la discrétion indispensable à la finance le dispute à celui du patrimoine, mis en valeur sans prétention mais avec les meilleurs artisans du lieu. Dans les quartiers de villas du bord du lac, des menuiseries aux noms locaux côtoient les grandes villas contemporaines à larges baies des expat’s de la banque zurichoise.
Une visite, le lendemain, du Musée des chartes fédérales à Schwytz donna un éclairage supplémentaire sur cette sorte de malicieux esprit propre aux Waldstätten, capables d’affirmer leur identité tout en profitant à fond de la mondialisation. La trentaine de parchemins originaux excellemment présentés au public nous y plonge autant dans les nécessités quotidiennes des habitants des cantons «primitifs», que dans les stratégies politico-économiques de ces petites vallées alpines aux ambitions européennes.
Un courrier du roi de France, sobrement signé «Françoys», invitant avec insistance le canton de Schwytz à signer sa Paix perpétuelle, est particulièrement saisissant. Après le sanglant revers de Marignan, la pérennisation des relations des Confédérés avec le Royaume de France fera débuter la période de gloire du service étranger. Les habitants des vallées parvinrent à transformer une horrible défaite militaire en une florissante réussite économique.
Des infographies montrent comment se structura, au fil des siècles, le réseau d’alliances que constituait l’ancienne Confédération. On découvre que la jolie ville de Gersau, au bord du lac des Quatre-Cantons, aujourd’hui schwytzoise, fut une république libre de 1377 à 1817, et pays allié des Cantons suisses, comme les dizains valaisans, les ligues grisonnes ou le comté de Neuchâtel. Elle aussi bénéficiait de l’immédiateté impériale. Les visiteurs s’interrogent: qu’a-t-il manqué pour qu’y naisse un Canton à part entière?
Enfin, l’apparition sur la carte d’une alliance entre Berne et Genève durant l’année 1536 est l’unique évocation, totalement indirecte, du Pays de Vaud: appelée en renfort par Genève pour la libérer d’une occupation pro-savoyarde, Berne profita de nous envahir et de donner un coup fatal à nos institutions médiévales et à leur trajectoire.
Jamais allié, brusquement sujet, le Pays de Vaud est le grand absent de l’exposition, à l’exception d’un portait du Général, illustrant le thème de la défense spirituelle et de son recours aux mythes fondateurs, serment du Grütli en tête. C’est-à-dire dans une perspective fédérale.
Cette année, les célébrations du 750e de la Consécration de la cathédrale aident à nous rappeler combien le destin médiéval de notre contrée diffère de celui des Waldstätten. En 1275, quelques dizaines d’années avant la signature des premières chartes exposées à Schwytz, le Pape et l’Empereur se rencontraient à Lausanne, preuve de l’importance de l’événement comme du lieu.
Notre combat fédéraliste plonge aussi ses racines dans cette trajectoire historique distincte. Il fallait ces quelques heures de train pour nous rappeler ce que nous devons à cette vieille Confédération, mais aussi combien nous n’empruntâmes son chemin que par accident. Pour le pire comme le meilleur, notre structure mentale ne sera jamais celle de ces malicieux assiégés âpres au gain et sûrs de leur histoire, heureux de n’avoir jamais connu l’occupation.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- L’arbre, nouveau sujet de dérapage administratif – Jean-Hugues Busslinger
- Parler c’est hériter – Quentin Monnerat
- Une vie au service du pays – Jean-Baptiste Bless
- Le Conseil d’Etat et le nucléaire – Jean-François Cavin
- Les portes de l’enfer – Olivier Delacrétaz
- Mendier les poches pleines – Cédric Cossy
- L’impunité des assassins – Jean-François Cavin
- Désarroi – Jacques Perrin
- Bach sublimé – Frédéric Monnier
- L’anxiété, une compétence cantonale – Le Coin du Ronchon