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En lisant Le Guépard

Yannick Escher
La Nation n° 2284 25 juillet 2025

Je n’ai pas ouvert Le Guépard pour apprendre quelque chose. Je n’ai pas cherché un modèle. Je n’ai pas attendu une révélation. Je l’ai pris comme on prend un livre ancien, un peu austère, un peu poussiéreux, avec le pressentiment qu’il renferme non une histoire, mais un silence. J’ai tourné les premières pages sans hâte. J’ai reconnu très vite un ton qui ne réclame rien. Le roman ne crie pas. Il ne séduit pas. Il demeure.

Je ne connaissais pas Giuseppe Tomasi di Lampedusa. J’ai appris qu’il avait écrit ce livre tardivement, sans le publier de son vivant. J’ai compris que ce geste comptait. Il n’a pas cherché un lectorat. Il a voulu sauvegarder quelque chose. Pas un monde perdu, mais une manière de s’en retirer. Il a écrit pour ceux qui savent déjà que tout passe, et qui cherchent à savoir comment on se tient, quand tout s’efface.

Le récit ne suit pas le rythme d’un roman classique. Il ne propose pas de rebondissements. Il ne crée pas de suspense. Il montre. Il accompagne. Il veille. Il vous installe dans une Sicile de la seconde moitié du XIXe siècle. L’Italie se fait. Le Risorgimento avance. Garibaldi débarque. Les structures anciennes s’écroulent. Ce n’est pas l’histoire qui importe. Ce qui compte, c’est le regard d’un homme, Don Fabrizio, prince de Salina, qui perçoit cette bascule et qui choisit de ne pas l’empêcher, de ne pas la hâter, mais de l’habiter.

Il ne résiste pas. Il ne capitule pas. Il continue à marcher. Il continue à bénir ses chiens. Il continue à contempler le ciel. Il continue à se taire, parce qu’il sait que les paroles, souvent, ne font qu’accompagner le vacarme. Il préfère laisser parler les détails: la nappe tirée avec soin, la chasse menée sans empressement, le bal observé depuis l’ombre. Il ne veut pas changer l’époque. Il veut seulement sortir de scène sans grimace.

J’ai lu ce livre comme on entre dans une pièce assombrie. J’ai entendu le pas du Prince sur les dalles froides. J’ai reconnu cette lassitude qui n’est pas du dégoût, mais une forme d’hospitalité envers ce qui s’éloigne. J’ai compris que sa noblesse ne repose pas sur un titre, mais sur un ton. Il ne cherche pas à sauver sa position. Il cherche à ne pas se salir. Il ne prétend rien. Il regarde. Il endure. Il consent, mais sans jamais céder ce qu’il est.

Il y a dans ce roman une phrase célèbre que son neveu, Tancredi, lui adresse: «Si nous ne nous en mêlons pas, ils vont faire la République. Si nous voulons que tout reste pareil, il faut que tout change.» Cette phrase résume le cynisme moderne. Elle séduit les opportunistes. Elle effraie les sages. Le Prince n’y répond pas. Il écoute. Il sait que l’histoire appartient aux manœuvriers. Lui n’en est plus. Il en est sorti sans partir.

Je pense souvent à lui quand je traverse les couloirs d’une école vide ou que je referme un procès-verbal de séance municipale. Je pense à lui quand je relis les phrases affaiblies de mes élèves, quand je vois les mots se dissoudre, les gestes se perdre, les regards se détourner. Je ne me plains pas. Je continue. Je fais comme lui. Je reste, sans croire que cela suffira. Mais je crois que cela doit être fait.

Dans la scène du bal, l’une des plus belles du roman, le Prince voit les jeunes générations prendre place. Il voit son neveu danser avec la fille d’un riche parvenu. Il comprend que ce monde-là triomphera. Il ne détourne pas les yeux. Il n’envie pas. Il n’applaudit pas. Il se retire. Il sort de la salle, non par amertume, mais parce qu’il sent que sa place n’est plus là. Et qu’il ne lui appartient pas de contester cette vérité.

Le Guépard ne raconte pas la décadence d’un ordre. Il montre la possibilité d’un style dans l’effacement. Il ne cherche pas à restaurer une grandeur. Il rappelle que certains hommes traversent les époques non pour les sauver, mais pour en garder l’empreinte. Le Prince ne fait pas œuvre de résistance. Il fait œuvre de fidélité. Il tient, non à une idée, mais à une manière.

A ceux qui ne l’ont pas encore lu, je veux dire qu’ils y trouveront moins un récit qu’un miroir. Ce miroir ne renvoie pas votre image. Il vous montre ce que vous pourriez devenir si vous acceptiez de vieillir sans tricher. Ce n’est pas un livre brillant. C’est un livre profond. Il ne vous offre pas des réponses. Il vous apprend à habiter les fins.

Je me suis surpris à relire certains passages comme on relit des prières. Je ne parle pas de religion. Je parle de cette manière qu’a le Prince de s’enfoncer dans la mort comme dans une forêt connue. Il pense à ses morts. Il pense à Dieu. Il pense à la lumière. Il ne se débat pas. Il accueille. Il ne demande pas à durer. Il désire disparaître sans bruit.

Quand j’ai refermé le livre, j’ai regardé la fenêtre. Le ciel était devenu pâle. Je n’ai pas pleuré. Je n’ai pas souri. J’ai seulement respiré plus lentement. Le livre m’avait rejoint là où je n’attendais rien. Il ne m’a pas offert de consolation. Il m’a offert une présence. Celle d’un homme qui s’en va, mais qui reste en moi, parce qu’il m’a appris que certaines formes valent plus que tous les programmes.

Références:

Giuseppe Tomasi di Lampedusa, Le Guépard, trad. Jean-Paul Manganaro, Points, 2025.

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