Les Jeunes filles de Montherlant
Les Jeunes filles est le premier des quatre volumes écrits entre 1936 et 1939. Les trois autres sont Pitié pour les femmes, Le Démon du bien et Les Lépreuses. Cet ensemble de romans forme le cycle des Jeunes filles. Le titre déjà nous indique qu’à la différence des Célibataires où les femmes ne jouaient qu’un rôle secondaire, Henri de Montherlant dépeint ici leurs joies et leurs souffrances. A cela s’ajoute une autre différence notable, celle qu’il ne faut pas prêter à Pierre Costals, le personnage central du roman, des traits autobiographiques, comme le précise l’auteur lui-même dans son avertissement en guise de préface. Est-ce un stratagème littéraire ou la vérité? La question reste ici ouverte.
L’écrivain pratique le mélange des genres. Ce roman en grande partie épistolaire, comporte aussi, outre les passages proprement romanesques et d’autres plutôt philosophiques, des extraits de carnets et de cahiers et de revues de mariages. Montherlant passe aisément d’un personnage à l’autre. Il multiplie ainsi les points de vue sur les sentiments contrastés. C’est un récit en forme de feuilleton assez complexe avec une grande architecture globale et une structure éclatée en épisodes qui fonctionne plus en cycles qu’en développement linéaire. Cette forme du récit épouse à merveille l’enlisement mental des personnages.
Pierre Costals, personnage libertin de 34 ans et écrivain au passé mystérieux, est un homme inaccessible et fermé aux émotions. Envers les femmes, il fait preuve d’une attitude irresponsable et égoïste. Les lettres qu’il reçoit de leur part, même celles pleines de sentiments sincères restent le plus souvent sans réponse. Et quand il leur écrit, c’est pour les prendre de haut et les décourager pour qu’elles ne lui répondent plus, mais elles s’obstinent. Montherlant nous donne des portraits très variés de la vie sentimentale de jeunes femmes. Son anti-féminisme est ambigu: il ne pose la femme ni en victime ni ne la pare de toutes les vertus. Des portraits réalistes donc, si on veut, où la femme est l’égale de l’homme quant à sa capacité de nuire aux autres et de donner des coups bas. Des militantes féministes actuelles prônent la lecture des Jeunes filles. Amélie Nothomb déclare avoir lu le cycle plus de cent fois depuis son adolescence.
Les jeunes filles qui lui envoient des lettres tombent amoureuses de Costals en lisant ses livres. Andrée Hacquebaut, «une fille pauvre, orpheline, sans frère ni sœur», dit d’elle qu’elle connaît son œuvre presque par cœur. Il répond à ses lettres par pitié «de voir une femme de cette valeur condamnée ou à s’aigrir vierge, ou à épouser un boutiquier» et, chose exceptionnelle, accepte de la rencontrer. La longue scène où il se balade avec Andrée dans le froid et le vent de Paris au mois de février est entièrement construite sur le dédain que Costals ressent pour cette fille qu’il rencontre par simple vanité et pour la faire souffrir alors qu’il sait qu’elle est amoureuse de lui.
Malgré cette rencontre très humiliante, elle ne renonce pas à lui écrire. Elle s’acharne même, elle se met en colère, elle utilise tous les moyens dont elle dispose, même le chantage, pour qu’il concède enfin à l’aimer. Mais Costals reste de marbre. Dans une des rares lettres qu’il lui adresse, il écrit ceci: «Je connais bien l’amour; c’est un sentiment pour lequel je n’ai pas d’estime.» Plus loin, il ajoute encore: «Je n’aime pas qu’on ait besoin de moi, intellectuellement, «sentimentalement», ou charnellement. L’inexplicable plaisir que des êtres éprouvent de ma présence, les diminue à mes yeux. Que voulez-vous que ça me fasse, de compter dans l’univers des autres.»
Que Costals pense vraiment ce qu’il dit, on s’en doute. En vérité, il trouve qu’Andrée est laide. Par ailleurs, il entretient une liaison avec Solange Dandillot, une jeune fille de vingt ans qu’il a rencontrée par hasard et qu’il trouve jolie. Attiré par cette fille silencieuse et sans éducation intellectuelle, sur laquelle on ne sait pas grand-chose, il sort régulièrement avec elle. «Au commencement était le désir», dit-il, et c’est le désir physique qui domine cette relation.
L’opposition entre Costals le libertin et Andrée, la jeune femme amoureuse de lui, c’est l’histoire de deux êtres si déphasés qu’ils ne peuvent jamais se retrouver en relation. Elle aime cet homme qui ne lui donne rien. Cette obstination jusqu’à l’humiliation et jusqu’à la folie nerveuse de cette femme qui lettre après lettre renouvelle son amour pour lui sans jamais abdiquer est adorable dans son obstination même. Elle pose la question de savoir si le très cérébral Costals, cet homme qui croit vivre une vie supérieure et se dit lucide en affaire d’amour, est vraiment capable d’aimer une femme, de l’aimer simplement, l’aimer pleinement et pas seulement pour le plaisir.
Bien évidemment, Montherlant ne donne pas de réponse à cette question. Quel est donc l’enjeu des Jeunes filles? Ce n’est pas un roman libertin. La vision qu’il donne du vice n’est pas celle du personnage central, cet individu sans moralité, ou d’une moralité fort douteuse, qui, comme tous les libertins, ne travaille qu’à l’apologie du désir et à l’abolition souhaitée mais impossible de toute souffrance morale. La force de ce beau roman tient précisément en cela qu’il est sur le fil du rasoir entre la recherche du désir et la souffrance morale. Loin de tout moralisme de pacotille, Montherlant nous tend le miroir en montrant que tous les vices naissent d’un mauvais désir si ce n’est pas l’inverse, tandis que la morale est inscrite dans nos cœurs déchirés comme une empreinte digitale et qu’on ne peut s’en défaire, sauf à vouloir anéantir l’homme.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Des logements, vite! – Editorial, Olivier Klunge
- Vive la marche à pied – Antoine Rochat
- Touche pas à ma subvention! – Cédric Cossy
- En lisant Le Guépard – Yannick Escher
- En même temps – Olivier Delacrétaz
- Presse régionale – On nous écrit – On nous écrit, Rédaction
- Sortir par la porte, revenir par la fenêtre – Lionel Hort
- La menace selon le Conseil fédéral – Jean-Baptiste Bless
- Canicule dans l’Ajoie et la bonne humeur – Le Coin du Ronchon
