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Le Premier Homme d’Albert Camus

Laurence BenoitLa page littéraire
La Nation n° 1894 30 juillet 2010
En 1994, trente-quatre ans après la mort de l’auteur, paraissait chez Gallimard, le texte inédit d’Albert Camus intitulé Le Premier Homme1. Ce manuscrit inachevé avait été retrouvé dans une sacoche sur la banquette arrière de la voiture dans laquelle l’écrivain trouva la mort dans un accident aux côtés de Michel Gallimard, et il fut pieusement conservé par sa fille durant toutes ces années. C’était le dernier roman auquel il avait travaillé et la mort, qui d’une vie brutalement interrompue fait une destinée, a fait de ce matériau brut son testament involontaire. En effet, c’est à ce texte rigoureusement autobiographique que reviennent inlassablement, en cette année 2010 où l’on fête le cinquantenaire de sa mort, la plupart des commentateurs de son oeuvre en le considérant comme susceptible d’éclairer toute sa production antérieure.

Alain Finkielkraut, en particulier, dans son très bel essai consacré à la littérature, Le Coeur intelligent2, lui accorde une place de choix dans sa bibliothèque idéale en lui dédiant une éclairante analyse et lui décerne le titre de «chef d’oeuvre». C’est d’ailleurs à l’enthousiasme de ce dernier que nous devons d’avoir lu Le Premier Homme, qui nous avait totalement échappé au moment de sa parution, n’étant pas une inconditionnelle de Camus. Plutôt sceptique au départ, nous sommes ressortie durablement éblouie de cette lecture qui nous a plusieurs fois émue jusqu’aux larmes, ce qui n’avait été le cas ni de L’étranger dont nous gardions un souvenir scolaire mitigé, ni de La Peste et de La Chute, lus plus tardivement et rapidement oubliés. Camus lui-même avoue rompre totalement, par ce texte, avec ce qu’il a fait précédemment en affirmant qu’il n’était dans rien de ce qu’il écrivait auparavant. Certains y voient une coquetterie d’écrivain, nous aurions tendance à le prendre au mot. Le lyrisme contenu du Premier Homme tranche certainement avec la sécheresse univoque de l’écriture blanche des romans précédemment cités. Dans ses carnets, il s’exclame: «Je vais parler de ceux que j’aimais. Et de cela seulement. Joie profonde.» Et cela, c’est une chose qu’il n’avait, semble-t-il, jamais tentée. Voici un livre qui fait mentir tous ceux qui répètent inlassablement, après Gide, qu’on ne fait pas de bonne littérature avec les bons sentiments. Le texte de Camus est entièrement baigné dans une émouvante dévotion filiale à l’égard de sa mère (figure tout à la fois mariale et christique, incarnation des Béatitudes) et dans la lumière d’un amour inconditionnel et lucide pour les siens, une lignée de déshérités et de malchanceux sans ressentiment, qui subissent l’histoire sans jamais la faire ni la comprendre, et dont personne ne se souciait parce qu’ils n’appartenaient pas au bon camp (celui des colons algériens et non celui des colonisés). On pouvait craindre l’hagiographie pieuse et à la place, on a ce que Finkielkraut appelle «un dithyrambe réaliste»3.

Nul ne sait ce qui serait advenu de cette «ébauche» et si la dimension autobiographique qui la caractérise aujourd’hui aurait fini par disparaître dans la version définitive ou si la composition en eût été très différente (il semble bien qu’une troisième partie consacrée à la mère était en projet et se serait ajoutée aux deux que nous possédons). Mais ce qui est certain, c’est que tel qu’en lui même, ce texte, vraisemblablement écrit d’un seul jet, témoigne de la parfaite maîtrise de son art par l’auteur, mais aussi, peut-être, d’une longue gestation silencieuse.

Camus finit (malgré lui) en beauté par là où beaucoup d’écrivains commencent: le récit des origines.

 

NOTES:

1 Albert Camus, Le Premier Homme, Folio, Gallimard, 1994.

2 Alain Finkielkraut, Le Coeur intelligent, Stock-Flammarion, 2009.

3 Ce que peut la littérature, Folio, Gallimard, 2006, p. 52.

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