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Liaison dangereuse

Pierre Rochat
La Nation n° 1894 30 juillet 2010
Dans le sillage des manifestations et des publications qui ont marqué la commémoration de la mort du général Guisan, La Nation (no 1887 du 23 avril) a rendu compte des articles parus dans L’Hebdo du 8 avril dernier sous le titre «Ce que cache le mythe». Le mythe, c’est-à-dire Guisan. La livraison du 17 juin poursuit la démythification en s’attaquant à la collaboration militaire entre la Suisse et la France durant les premiers mois de la dernière guerre. Le journal soutient que Guisan était prêt à brader la neutralité pour mettre l’armée suisse aux ordres de la France. Il justifie cette assertion grotesque par de prétendues révélations annoncées en grosses lettres. Fondées sur la consultation d’archives militaires françaises, ces révélations tombent à plat parce qu’elles ne dévoilent rien que ne sachent depuis longtemps ceux qui portent quelque intérêt à l’histoire de la Suisse durant la dernière guerre. Du moins rien de fondamentalement nouveau sur la coopération franco-suisse proprement dite.

L’Hebdo raconte les péripéties d’un fonds d’archives relatives aux entretiens secrets qu’eurent durant l’automne 1939 et le début de 1940 les officiers chargés d’étudier les modalités d’une assistance éventuelle de la part de la France si la Suisse venait à être attaquée par l’Allemagne. Saisies avec d’autres par l’armée allemande dans un wagon à la Charité-sur-Loire pendant la campagne de France, transportées pour examen à Berlin, tombées entre les mains de l’armée russe, conservées à Moscou, découvertes par une historienne américaine, restituées à la France, ces archives sont déposées au Château de Vincennes à la garde du service historique de l’armée. Que nous apprennent-elles? «Que la neutralité suisse était un mythe et que le général Guisan était prêt à mettre sous tutelle française ses troupes en cas d’agression allemande.» L’Hebdo dixit.

La manoeuvre H

L’affaire de la Charité-sur-Loire est connue du grand public depuis une cinquantaine d’années. Les conversations d’états-majors franco-suisses sont analysées en détail dans le premier chapitre du volume V de l’Histoire de la neutralité suisse du professeur Edgar Bonjour, dont une traduction en français a été publiée en 1971 aux Editions La Baconnière. Quelques années auparavant, celle-ci avait édité le récit d’une partie de ces conversations sous la forme du journal de l’écrivain Bernard Barbey qui était, au moment des faits, major d’état-major général attribué au service de renseignements de l’armée. Barbey fut chargé du côté suisse de la liaison secrète qui devait aboutir à la mise au point de l’aide française si la Suisse était amenée à la requérir. Son ouvrage, intitulé Aller et retour, est la relation circonstanciée de ses conversations avec son homologue français, le lieutenant-colonel Garteiser, de leurs reconnaissances dans le terrain, tant en Suisse qu’en France, de leurs analyses, de leurs propositions, des déterminations des commandants intéressés, des précautions prises pour le maintien du secret, des engagements prévus et de la répartition des rôles. Il en ressort clairement qu’il est véritablement absurde de voir dans la coopération prévue une mise sous tutelle de l’armée suisse.

Le général Besson, commandant du groupe d’armées formant l’aile droite du dispositif de l’armée française, prévoyait, si la Suisse requérait son aide, d’envoyer d’urgence deux divisions d’infanterie sur le plateau de Gempen dominant la région bâloise, l’une des charnières du front défensif helvétique, destinée à devenir, dans un premier temps, le point de soudure entre les deux armées. Et après? Comment envisageait-on la suite des opérations? Besson pousserait-il vers l’est? Avec quelles forces? Jusqu’où? A qui s’appuyerait-il à droite? Ces questions ne reçurent jamais de réponses. Quand la situation de l’armée française s’aggrava, l’aile droite fut dégarnie; l’assistance promise à la Suisse en cas d’attaque allemande – la manoeuvre H – se réduisit à l’engagement d’une division d’infanterie renforcée d’une brigade de spahis; c’est à nouveau le plateau de Gempen qui constituait l’objectif. Mais ce plan H fut éphémère au sens littéral du terme. L’espace d’un matin… le 7 juin, la division de secours s’en allait au nord de la France. Ainsi s’achevait la coopération franco-suisse. La puissance «tutélaire» s’écroulait.

Et la neutralité?

Dès qu’elle fut connue, la préparation bilatérale d’une intervention française au profit de la Suisse en cas d’attaque allemande déclencha naturellement de vives polémiques. Examinée sous l’angle purement militaire, elle trouvait une justification évidente dans la volonté de ne pas laisser la soudure des deux armées à l’improvisation du jour J; le général Guisan pouvait légitimement considérer que son devoir de commandant en chef lui imposait de régler, autant que cela était possible et pendant qu’il était temps, les modalités d’un secours français éventuel. Examinée sous l’angle juridique, c’est-à-dire du point de vue du droit de la neutralité, la question était sujette à controverse. Bonjour est d’avis que la manière d’agir de Guisan n’était «guère criticable»1. Les conversations d’état-major par le truchement d’officiers de liaison n’ont débouché sur aucune convention liant les deux parties; elles avaient pour objet des mesures techniques provisoires dans le cadre d’une promesse d’assistance conditionnelle. En revanche, considérés sous l’angle de la politique de neutralité, des arrangements tels que ceux qui ont été pris sont, pour Bonjour, à la limite de ce qui est admissible2. On a fait grief à Guisan de n’avoir pas agi de manière analogue avec l’Allemagne pour échapper au reproche de partialité. Mais, en automne 1939, pour Guisan, l’ennemi potentiel ne pouvait être que l’Allemagne; il eût été déraisonnable d’ouvrir avec elle des pourparlers impliquant nécessairement le dévoilement des plans de concentration de l’armée. Etant admis que la Suisse avait besoin de l’aide française en cas d’invasion allemande, Guisan était face au dilemme: ou la liaison dangereuse ou l’inaction coupable. Il choisit la première et en assuma le risque.

 

NOTES:

1 ouvrage cité, p.41.

2 ibidem.

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