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† Jean-François Poudret (1931-2014)

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 2002 3 octobre 2014

Déchiffrer, classer, donner une forme intelligible à la matière inerte et poussiéreuse des archives, publier: pour Jean-François Poudret, il n’y avait, de la pensée à l’action, de l’étude à l’édition, qu’un seul élan, rapide et volontaire. Il en attendait autant de ses nombreux doctorants. Tel qui lui confiait soixante pages de sa thèse le vendredi après-midi n’avait que le week-end pour souffler. La copie lui revenait le lundi à la première heure, noire d’annotations de tout genre, fautes d’orthographe et de grammaire corrigées, dates et références rectifiées ou complétées, paragraphes inversés et chapitres réorganisés, lectures complémentaires énumérées. Le doctorant se pliait, sachant que les exigences de son directeur le faisaient entrer dans une vision supérieure des choses, sachant aussi qu’elles n’étaient qu’une pâle copie des exigences qu’il s’imposait à lui-même.

Son cerveau parfaitement agencé se rappelait tout – même s’il prétendait non sans coquetterie «ne pas avoir la mémoire des dates» –, qu’il s’agisse de droit, d’histoire ou de la configuration exacte, rue par rue, monument par monument, des capitales européennes.

Ce n’était pas un fort-en-thème: c’était le plus fort de tous en thème, en version et en rédaction. Comme l’ont écrit dans un magnifique hommage1 MM. Denis Tappy et Jean-Daniel Morerod, deux de ses plus éminents disciples, «quel que soit le domaine où il intervenait, tout avait une ampleur décisive». Il fut l’un des derniers généralistes du droit, discipline qu’émiettent aujourd’hui l’extension des lois et la tendance moderne à la spécialisation. Il était même, disait un confrère, «spécialiste en tout».

Il publiait sans relâche articles, fascicules et livres. Avocat percutant, professeur à l’Université de Lausanne durant trente-six ans, doyen de la faculté à deux reprises, docteur honoris causa des universités de Toulouse, Strasbourg et Montpellier, il connut une renommée internationale en matière d’histoire du droit, de procédure civile et d’arbitrage international. De cet art qu’il pratiqua et enseigna, il tira, en collaboration avec M. Sébastien Besson, une étude comparative de mille pages, traduite en anglais en 2007. La Nation a consacré plusieurs articles2 aux six gros volumes de Coutumes et coutumiers, somme d’histoire comparative sur le droit privé des six cantons romands du XIIIe au XVIe siècle. Il était déjà malade quand le dernier volume est sorti. On a dit que l’effort démesuré qu’il lui avait coûté l’avait beaucoup affaibli. Ne pas le faire l’aurait probablement plus affaibli encore.

Ayant bouclé son gymnase une année plus tôt qu’il ne convenait, il fut le plus jeune participant de tous les temps au «camp de Valeyres», retraite annuelle de la Ligue vaudoise. Alors déjà, ce jeunet savait tout, au point d’en agacer plus d’un. Durant de nombreuses années, il y assura l’indispensable exposé d’histoire vaudoise. Il aimait, à partir de quelques documents judiciaires ou comptables, reconstituer un moment de la vie médiévale auquel son énergie évocatoire redonnait mouvement, chaleur et humour.

Sa thèse de doctorat, publiée en 1955, fut consacrée à La succession testamentaire dans le pays de Vaud à l’époque savoyarde. Dans nos Cahiers de la Renaissance vaudoise, il publia en 1962 La Maison de Savoie évincée de Lausanne par Messieurs de Berne, en 1986 Libertés et franchises dans les pays romands au Moyen Age, en 2009 Le rôle de l’imagination en histoire. En 1980, il contribua aux Mélanges Marcel Regamey avec un «Portrait du monde judiciaire vaudois à la fin du Moyen Age».

Il fut un membre fidèle de la Ligue vaudoise, mais on ne peut pas vraiment dire qu’il incarnait le Vaudois type. De sa mère française, il avait reçu la faculté d’exprimer sans détour, parfois abruptement, une pensée incisive et des jugements définitifs. Il garda de son enfance un amour premier de la Provence qui, jusque sur son lit de mort, concurrença son choix raisonné du Pays de Vaud.

Par son oncle Claude Poudret, il rencontra M. Regamey, lui aussi «vaudois avec une fougue bien peu vaudoise», selon le mot admiratif d’un adversaire libéral. Il en fut le stagiaire, puis l’associé. M. Regamey, à propos de la cavalcade permanente qu’était la vie de son remuant collaborateur, prétendait qu’il n’avait «jamais terminé une phrase dans la pièce où il l’avait commencée». Il lui posait des questions juridiques sur des petits bouts de papier, qu’il retrouvait complétés d’une réponse circonstanciée et décisive.

Ils s’admiraient réciproquement. M. Regamey lui avait soumis son manuscrit sur La formation de l’Etat dans les six cantons romands. Présent au moment du verdict, le soussigné a entrevu fugacement une crainte identique dans l’œil des deux protagonistes, celle de l’étudiant inquiet face au maître respecté. Moment précieux.

Il répugnait à la culture de l’émotion publique si fort prisée aujourd’hui. Ses passions complémentaires, l’équitation quotidiennement pratiquée jusqu’à septante-cinq ans, la musique et la peinture, convenaient d’ailleurs à sa réserve. Mais ses proches connaissaient son attachement vital au camp de base familial, ainsi que les liens profonds qu’il nouait avec ses collaborateurs. L’hommage mentionné plus haut ou encore celui de Mme Suzette Sandoz3, qui fut son assistante, manifestent non seulement la reconnaissance pour le maître, mais aussi, en filigrane, une réelle affection.

La seule fois que nous l’avons vu sortir de son extrême retenue, ce fut au lendemain de ce fameux dimanche d’été 1976 qui avait vu la victoire des fédéralistes contre la première loi fédérale sur l’aménagement du territoire, combat dans lequel il s’était engagé sans compter. Nous le vîmes entrer (en coup de vent, faut-il le dire?) dans nos locaux, souriant largement et levant les deux bras de la victoire, jubilation gaullienne pour le moins inusitée de la part de cet éternel insatisfait.

Plusieurs de ses étudiants ont continué sur la lancée, tant dans la recherche et l’enseignement que dans la publication et l’édition. Nous leur adressons trois demandes, la première suscitée par les propos désabusés du professeur Morerod sur l’avenir universitaire de l’histoire du droit4 : que l’intransigeance et l’engagement de Jean-François Poudret leur inspirent un combat sans relâche contre l’utilitarisme qui menace l’enseignement supérieur en général et la faculté de droit en particulier.

Notre deuxième demande est qu’ils fassent en sorte que la somme incroyable de connaissances historiques amassées à propos du Canton de Vaud soit enfin mise à profit pour enseigner leur histoire collective aux petits Vaudois.

La dernière demande contredit sans doute la discrétion ombrageuse de celui qui nous a quittés: qu’on amasse sans attendre les matériaux historiques, faits et documents, témoignages d’ici et d’ailleurs, qui permettront de raconter cette existence hors du commun. Il serait incompréhensible que la recherche historique vaudoise soit muette sur la vie de l’un de ses principaux acteurs.

Un grand Vaudois nous a quittés. Nous redisons notre amitié à sa femme et à ses deux enfants. Nous perpétuerons sa mémoire.

Notes:

1 Le Temps du 16 septembre 2014.

2 La Nation n° 1603 du 4 juin 1999, n° 1681 du 31 mai 2002 et n° 1804 du 16 février 2007.

3 Le Régional du 18 septembre 2014.

4 Compte-rendu par Jean-Daniel Morerod de «Coutumes et libertés», un choix d’articles de Jean-François Poudret, BHV, 2009, in Revue Suisse d’Histoire, Vol. 60 Nr. 2, 2010, p. 263-265.

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