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Le double héritage d’Ansermet

Jean-Jacques Rapin
La Nation n° 2002 3 octobre 2014

Vers la fin de la Deuxième Guerre mondiale, par une étrange convergence, des musiciens illustres se sont trouvés réunis sur les bords du Léman, là où s’était déjà réfugiée Clara Haskil: le compositeur Richard Strauss et des chefs d’orchestre du rang de Paul Kletzki, Josef Krips, Carl Schuricht ou Wilhelm Furtwängler.

Pourquoi cet endroit? Pourquoi cette attirance? Les rivages des lacs de Zurich ou de Lucerne n’étaient-ils pas plus tentants? Il n’y a pas d’explication rationnelle à cela, sinon que ce pays, outre la beauté de ses paysages, est une sorte de réceptacle, ouvert à la culture. Ses habitants y entretiennent une forte relation à la musique, sentant peut-être qu’il y va d’une partie de leur identité. Harry Halbreich, le grand musicographe belge, l’a bien remarqué, qui a comparé la Suisse romande à la Bohême et à la Moravie, berceau musical de l’Europe, pour l’intensité de sa vie musicale, fécondée par une tradition chorale, que cultivaient les Eglises et les Ecoles normales. Du moins jusqu’à la fin du dernier millénaire.

Un simple regard jeté sur la vie musicale de nos régions confirme le jugement d’Harry Halbreich. Les deux cantons lémaniques n’ont-ils pas vu se fonder sur leur sol deux institutions orchestrales de niveau international? L’Orchestre de la Suisse Romande et l’Orchestre de Chambre de Lausanne. Le premier, qui fêtera son centième anniversaire en 2018, est né de la volonté d’un homme, Ernest Ansermet, pour qui ce fut l’œuvre de sa vie. Il évoque ainsi cette décision: J’aurais pu m’attacher en permanence aux Ballets russes, qui avaient fait appel à mes services avant Genève. […] Un collègue plein d’expérience, le chef d’orchestre russe Cooper me disait: «Vous êtes fou de rentrer à Genève. Sachez qu’on ne peut espérer entretenir un orchestre de valeur dans une ville de moins de 500 000 habitants.» Mais j’avais déjà dans ma tête l’odyssée de l’OSR, et la Suisse romande, dites-moi, ça vaut bien une ville de 500 000 habitants! Ainsi ma décision de consacrer mon activité musicale à mon pays avait un sens analogue au retour de Ramuz, de Paris en 19141. Propos qu’il confirme à l’extrême fin de son existence: Vouloir vouer sa vie à la musique est une entreprise difficile, mais c’est une chance exceptionnelle de pouvoir accomplir ce projet dans son propre pays2. C’est là le premier des héritages que nous a laissés Ansermet. Il en existe un second, tout aussi important.

Lorsqu’en 1945 Furtwängler quitte à l’extrême limite son pays tombé dans le gouffre (ce sont les Allemands qui vivent sous Hitler et sous Himmler qui ont le plus besoin de Beethoven et de Brahms), il se réfugie à Clarens, aidé en cela par Ansermet. Interdit de direction jusqu’en 1947, Furtwängler passe jusqu’à sa mort neuf années parmi les plus douloureuses de toutes. Quant à Ansermet, il rassemble alors les matériaux intellectuels de son œuvre magistrale, Les Fondements de la Musique dans la Conscience humaine. Nulle part dans le monde, Furtwängler n’aurait pu trouver un collègue plus proche de lui, par sa position éthique et esthétique, face à la crise majeure que traversent la musique et la société occidentale. Ansermet se trouve conforté par l’extraordinaire communauté de destins qu’expliquent leurs situations respectives, dans le temps et dans le cours de l’évolution musicale. L’un et l’autre, après avoir joué et défendu la musique de leurs contemporains, comme Bartók ou Honegger, s’inquiètent de la voie empruntée par une certaine forme de musique du XXe siècle. Peu à peu s’impose une évidence à eux: cette voie est une impasse, contraire à l’essence profonde de la musique. Le terrorisme intellectuel qu’exercent les tenants de la musique sérielle, dodécaphonique ou atonale, conforte leur opposition absolue à cette voie aberrante, qu’Ansermet résume en ces termes: Entre la musique tonale et la musique atonale, il y a un fossé infranchissable, et si le monde musical, gagné par la propagande que l’on en fait, entrait décidément dans la musique atonale, dodécaphonique ou autre, il y perdrait le sens de la musique3. Pour Ansermet, la rédaction des Fondements de la Musique s’avère plus nécessaire que jamais.

Mais au-delà des êtres concernés, de tels événements ont aussi d’autres conséquences, celles de la rencontre avec le génie du lieu. Un lieu marqué par ceux qui y ont vécu et travaillé – un théologien et philosophe comme Vinet, un musicien comme Duparc à La Tour-de-Peilz, un Ansermet, né à Vevey, qui fait ses premières armes à Montreux, ou encore un Strawinsky, qui compose à Clarens le Sacre du Printemps. En réalité, s’élaborent là les éléments à l’origine des Fondements de la Musique, portant le nom d’Ansermet, mais dont la richesse doit sans doute beaucoup à la fréquentation et à l’influence de la personnalité de Furtwängler.

Ce capital intellectuel et spirituel qu’un humaniste comme Alfred Berchtold décrit ainsi: […] Aux yeux d’Ansermet, c’est le matérialisme contemporain, c’est la soumission de l’homme aux lois extérieures de l’intérêt qui sont la cause de la désintégration formelle de la musique. Dieu est mort en même temps dans l’histoire musicale et dans l’histoire générale de l’Occident […]. Au terme de sa carrière, et dans l’œuvre qui est la somme de ses réflexions, le mathématicien, le chef d’orchestre, le philosophe, soulève à propos des lois musicales les problèmes éternels de Dieu, de la morale, d’une vie communautaire rétablie, sur des bases solides, permettant la survie de notre humanité et son épanouissement.4

Des hommes vont se lever, pour faire fructifier un tel capital. Parmi les premiers d’entre eux, René Schenker, ancien altiste à l’OSR, devenu directeur de la Radio-Télévision Suisse romande, qui crée l’Association Ernest Ansermet, en vue de célébrer le centenaire de la naissance du grand chef, en 1983. Concerts, conférences, promotions de l’œuvre écrite du Maître et de sa discographie se succèdent, accueillis avec un succès inattendu, de même qu’une exposition itinérante, l’Exposition Ernest Ansermet, réalisée par l’Association Ansermet, présentée dans douze villes en Suisse, six en Europe et quatre outre-Atlantique. Les Fondements de la Musique, après leur première édition à Neuchâtel (La Baconnière) et leurs traductions allemande et italienne, sont repris par la célèbre collection Bouquins (Laffont, Paris). Or Laffont annonce ces jours que la deuxième édition est bientôt épuisée, avec une vente totale de 4995 exemplaires.

On mesure ainsi à quel point la trace et l’héritage que nous laisse Ernest Ansermet restent vivants, proches et nécessaires.

Notes:

1 Ernest Ansermet et Jean-Claude Piguet: Entretiens sur la musique, La Baconnière, Neuchâtel, 1963, p.23.

2 Ernest Ansermet: Ecrits sur la Musique – Dernier message, La Baconnière, Neuchâtel, 1971, p.239.

3 ibid.

4 Alfred Berchtold: La Suisse romande au cap du XXe siècle, Payot, Lausanne, 1966, p.552.

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