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Mythes historiques suisses et « Alleingang » helvétique

Félicien Monnier
La Nation n° 2019 29 mai 2015

Le Nouveau mouvement européen suisse (NOMES) et Foraus, un think tank de politique étrangère, ont récemment organisé une table ronde sur les mythes historiques suisses et sur le rôle qu’ils indiquent à la Suisse en politique extérieure. En filigrane se posait la question de savoir si l’Alleingang helvétique, ou l’idée que la Suisse s’est développée à contre-courant du reste de l’Europe, est vraie, et quelles conclusions politiques pouvaient s’en déduire. Nous avons eu l’occasion d’y développer les réflexions suivantes.

La Ligue vaudoise a toujours adopté une perspective réaliste. Elle constate ce qui est, d’où vient ce qui est, pour dire ce qui devrait être. Elle voit dans le Pays de Vaud une ancienne communauté plongeant ses racines dans le XIIIe siècle savoyard. Mais le pays qui nous intéresse au premier chef est le Pays de Vaud d’aujourd’hui, ses mœurs, ses institutions, ses traditions, sa population.

Le mythe, événement ou personne, historique ou légendaire, de portée symbolique, n’est quant à lui qu’un miroir de la réalité. Il n’en rend qu’une image simplifiée. Il n’a d’importance que pour autant que la réalité politique qu’il représente soit réelle et vécue et qu’il indique une conduite politique. Au contraire, Winkelried est davantage un mythe moral.

Le mythe politique synthétise une permanence institutionnelle. Cette synthèse facilite la réactualisation de l’objet institutionnel du mythe en fonction des contingences du moment. Il convient de prendre des exemples.

Que cache le mythe du serment du Grütli du 1er août 1291, anecdote dont il est difficile de contester la remise en cause historique ? Nous ne voyons derrière celui-ci que la permanence symbolique de l’Alliance fédérale et de son indépendance. L’affirmation est encore valable aujourd’hui. La Confédération est restée un conglomérat d’Etats souverains plus ou moins indépendants à l’heure actuelle.

La neutralité est symbolisée par la défaite de Marignan et les leçons tirées par les Confédérés à sa suite. Là encore, historiquement, le mythe caricature. Marignan n’a pas été la dernière bataille internationale des Confédérés et il ne peut y avoir de moment zéro de la neutralité suisse. On constate en revanche la prise en compte, progressive, d’une situation de fait dont les Confédérés ont retenu un comportement diplomatique et militaire. Les institutions se créent dans le temps long. Le mythe, lui, fige souvent un moment précis, ce qui va à l’encontre de la vie naturelle des institutions humaines.

Le mythe n’en perd pas pour autant son utilité. Celui de Marignan met en scène une Suisse militairement plus faible que ses voisins, ne pouvant plus jouer aux grandes puissances. La donne n’a aujourd’hui pas changé. La Confédération, pour diverses raisons, n’a pas les moyens de mener une politique de puissance.

Au-delà de sa seule lecture stratégique, le mythe tiré de la bataille de Marignan est également le rappel des raisons d’être de la neutralité. Cela est beaucoup plus profond que d’affirmer abstraitement une neutralité indiscutable. Le réaliste revient aux causes des choses et des institutions. La cause de la neutralité est la diversité fédérale – qui mit jadis les Confédérés en désaccord sur la politique étrangère à mener. Sa finalité est l’indépendance de la Confédération. Aujourd’hui, les prétextes à divisions sont encore nombreux. Que l’on pense au clivage villes-campagnes, au Röstigraben, aux différences confessionnelles et, bien entendu, à nos vingt-six cantons souverains aux intérêts variables. Le seul lendemain du 9 février 2014 a été l’occasion d’un choquant déversement de haine confédérale.

Le Rapport du Grütli du 25 juillet 1940 constitue à de nombreux égards un mythe politique1. Il rejoint ceux du Réduit national et de la figure du général Guisan. Les violents débats des années 1990 ont permis de nuancer ce qui est pourtant une évidence politique : un pays ne se gère dans une crise que par un mélange subtil de diplomatie, de stratégie militaire et de politique économique. Qu’on le veuille ou non, la mission a été accomplie et la Suisse n’a pas été envahie.

Le mythe du Réduit national réaffirme une autre permanence institutionnelle : la nécessité de la défense nationale. Aujourd’hui, la menace n’est plus celle de 1940. Mais que la Suisse doive se défendre ne fait aucun doute. Une fois de plus, nous pourrions nous passer du mythe. Les fondements de la défense nationale demeurent : un territoire sur lequel se trouvent des infrastructures et une population sur laquelle s’exerce, via les institutions, la souveraineté de l’Etat.

Ces quelques remarques nous suffisent à nuancer l’importance des mythes, en privilégiant le retour aux réalités qu’ils recouvrent. L’attitude de certains historiens dits « critiques », pour ne pas dire « d’extrême-gauche », nous impose une réflexion supplémentaire.

Depuis une génération se développe l’idée que la Suisse doit une grande part de son existence au bon vouloir de ses voisins ; notre indépendance à l’Acte de médiation de Bonaparte, notre neutralité à la mansuétude des vainqueurs de 1815, voire notre liberté actuelle à la tolérance de l’Union européenne. Il en découlerait que les mythes ne recouvrent aucune réalité du tout, voire qu’ils ont eux-mêmes créé – « construit » – la réalité qu’ils symbolisent aujourd’hui.

Nous reconnaissons qu’aucune communauté politique – même un atoll perdu dans le Pacifique, ou les Etats-Unis – n’est absolument indépendante. Les Etats coexistent sur la planète. Dès qu’ils entrent en diplomatie, deux partenaires acceptent de perdre une once de leur souveraineté. Néanmoins, nous ne comprenons pas l’intérêt politique de la démarche des « casseurs de mythes ». Il se limite souvent, pour l’historien de gauche, à fournir un moyen facile de critiquer l’esthétique de carte postale de l’UDC.

Notre Pays de Vaud a bénéficié de l’énergie créatrice du Petit Charlemagne. Les Bernois lui ont apporté la Réforme. Napoléon lui a donné son indépendance. La Confédération lui a assuré la paix. Tout cela est vrai. Mais cela ne signifie pas qu’il doit adhérer à la France, retourner à Berne ou accepter toutes les centralisations. Ces influences étrangères se sont croisées sur le territoire vaudois, qui était alors bien réel et vivant, et non pas uniquement dans l’esprit de nos protecteurs étrangers. Ces influences s’y sont mêlées aux réalités nationales du moment et ont fini par adopter, ensemble, une dynamique propre. Ainsi naissent et se perpétuent les nations.

Faire de la politique revient à gérer une communauté ici et maintenant. Cette communauté n’a peut-être pas le passé que lui prêtent les mythes, mais elle a un passé. Et ce passé, mythifié ou non, a abouti à la Suisse et au Pays de Vaud d’aujourd’hui. La défense de l’indépendance actuelle de la Confédération et des Cantons n’exige pas de croire au Serment du Grütli.

Notes:

1 Relevons au passage la récente parution aux Editions Cabédita d’un ouvrage sur le Rapport du Grütli, de Mme Suzette Sandoz et de M. Pierre Streit. Rütli, Une voie pour l’avenir, 1940-2015 réactualise le message du Général, tout en le plaçant dans le contexte très tendu de l’été 1940.

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