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Retour sur la crise ukrainienne (I)

Pierre-Gabriel Bieri
La Nation n° 2019 29 mai 2015

La situation en Ukraine doit attirer notre attention à plusieurs égards. Une guerre se déroule sur notre continent, à deux ou trois heures d’avion de chez nous, et oppose des populations européennes proches de nous. Elle montre – et ce peut être un enseignement pour la Suisse, même si les circonstances sont différentes – comment un Etat peut brusquement passer, en moins de six mois, de la paix à la guerre.

Vus d’ici, ces événements sont suivis avec passion par un petit nombre de personnes qui y perçoivent volontiers un aspect symbolique (la lutte de l’Occident démocratique et progressiste contre l’obscurantisme despotique de la Russie, ou au contraire la résistance du dernier bastion de l’Europe traditionnelle et chrétienne contre la dégénérescence du monde moderne), ainsi que des implications géostratégiques mondiales. Internet leur fournit de nombreuses sources d’informations, y compris des sources russes en français (fr.sputniknews.com, www.lecourrierderussie.com, fr.rbth.com) que l’on n’est évidemment pas obligé de croire sur parole, mais qui permettent de se faire une opinion par soi-même.

Une grande partie de la population se contente toutefois de recevoir passivement les informations, parfois sélectionnées et approximatives, qui lui parviennent à un rythme irrégulier par les grands médias – dont il faut reconnaître que ceux de Suisse romande adoptent un ton plus mesuré et prudent que ceux de France. Ce «pointillisme» médiatique ne suffit pas à garder une vue d’ensemble de ces événements et de leur enchaînement. Essayons donc ici – en admettant forcément un risque de partialité – de retracer les grandes lignes de la crise ukrainienne.

Un large trait d’union… et de division

Géographiquement, l’Ukraine est un immense «trait d’union», large d’environ 1300 kilomètres, entre l’Ouest (la Pologne, la Slovaquie, la Hongrie, donc l’Union européenne) et l’Est (la Russie). Historiquement, ce pays (ou tout au moins une partie de celui-ci) a été intimement lié à la Russie, puis a constitué une république de l’URSS pendant la période soviétique. Il a retrouvé ensuite un statut d’Etat indépendant (approuvé par 90% des votants en 1991) et a vécu durant ces vingt-cinq dernières années en revendant une partie du matériel militaire laissé sur son sol, en taxant le gaz russe traversant son territoire et en permettant à ses régions minières et industrielles de l’Est de commercer intensément avec la Russie.

Si l’Ukraine est un pays entièrement slave, on trouve au Nord-Ouest des populations dont plus de 90% parlent l’ukrainien – une langue proche du russe mais néanmoins distincte – tandis qu’au Sud-Est vivent essentiellement des russophones (70-75% dans le Donbass, près de 90% en Crimée). Ces populations ont été tragiquement divisées par l’histoire. Celles de l’Ouest, sur des terres en parties arrachées à la Pologne, ont durement souffert du régime soviétique et vouent une haine tenace à la Russie; durant la Deuxième Guerre mondiale, des «nationalistes ukrainiens» se battront un temps aux côtés des Allemands, ce que les habitants de l’Est, dont beaucoup se considèrent quasiment comme russes, ne leur pardonneront jamais.

Les années post-soviétiques voient ces populations se regarder en chiens de faïence, sans que rien ne soit vraiment entrepris pour les réconcilier et leur donner un sentiment national commun. A Kiev, la capitale située au centre du pays, le pouvoir est contrôlé par des oligarques pro-russes. L’Ouest reste relativement pauvre et peu développé.

Cette division de l’Ukraine apparaît au grand jour en 2004 avec la «Révolution orange», qui voit les «pro-européens» de l’Ouest se révolter contre la victoire électorale (peut-être truquée, mais probablement pas plus que d’autres) du président pro-russe Viktor Ianoukovytch. Ces manifestations, soutenues à la fois par les oligarques rivaux du clan gouvernemental et par les gouvernements et les médias occidentaux, portent au pouvoir un autre Viktor, Iouchtchenko, pro-occidental. Si ce renversement des forces ravit les médias européens, il ne modifiera toutefois pas les mœurs politiques ukrainiennes, primitives et expéditives, marquées par d’incessants affrontements judiciaires et même par des échanges de coups au sein du Parlement. L’élection présidentielle suivante, en 2010, ramène Viktor Ianoukovytch à la tête de l’Etat, ainsi qu’une certaine stabilité politico-économique avec le voisin russe.

La révolution du Maïdan

En novembre 2013, un événement remet le feu aux poudres. Le président Ianoukovytch décide de repousser à plus tard la signature d’un accord d’association avec l’Union européenne. La Russie, dont la frontière avec l’Ukraine était assez largement ouverte, menaçait en effet de rétablir des tarifs douaniers afin de ne pas se laisser imposer sans négociation une situation de quasi libre-échange avec l’UE. En outre, Moscou – non sans arrière-pensées sans doute – proposait à Kiev l’argent que Bruxelles refusait de prêter. Enfin, l’accord avec l’UE prévoyait une cure d’austérité et des réformes économiques assez dures – que la population n’aurait sans doute guère appréciées.

Mais les pro-européens ne l’entendent pas ainsi. Encouragés et organisés par les mouvements que l’on retrouve derrière chaque «révolution de couleur», ils descendent dans la rue où ils sont rapidement rejoints par des groupes nationalistes paramilitaires hostiles au gouvernement pro-russe, ainsi que par des citoyens dénonçant un pouvoir prévaricateur et corrompu. Les manifestations dégénèrent en affrontements violents. Les manifestants accusent la police de brutalité. La place du Maïdan, à Kiev, va connaître trois mois d’émeutes qui trouveront leur paroxysme avec la fuite du président Ianoukovytch en février 2014.

Il est toujours difficile de déterminer qui a provoqué l’escalade de la violence. Mais on trouve sur internet des centaines de photos et surtout des heures de vidéos tournées par les manifestants eux-mêmes ou par des médias qui les soutenaient; ces vidéos, même si elles ne montrent pas tout, révèlent largement plus la violence des émeutiers que celle de la police. On y voit de véritables scènes de guerre où une foule attaque les policiers anti- émeutes (les «berkouts») à coups de chaînes, de piques, de jets de pavés et de cocktails Molotov (préparés de manière presque industrielle par des jeunes gens, garçons et filles, installés à l’arrière de front), et même avec une pelle-mécanique. Au plus fort des combats, de grandes catapultes sur roues seront amenées afin de lancer des volées de pierres sur les forces de police.

En face, on voit ces dernières se retrancher interminablement et passivement derrière leurs boucliers avant de mener des charges épisodiques contre les émeutiers et de matraquer quelques-uns d’entre eux. Durant les premières semaines, les vidéos disponibles ne montrent guère de gestes plus violents que ceux, par exemple, des CRS français face aux casseurs antimondialistes: peu de douceur, assurément, mais des actes de maintien de l’ordre relativement comparables à ceux admis dans les autres Etats européens. Au fur et à mesure que le temps passe et que la violence s’accroît, les charges des berkouts apparaissent de plus en plus rares – la principale préoccupation devenant alors de se protéger, d’éteindre les uniformes en feu et d’évacuer les blessés. Des armes à feu font ensuite ouvertement leur apparition, de part et d’autre, en février, lorsqu’un certain nombre de policiers et de manifestants sont simultanément tués par de mystérieux snipers – à la solde des Américains, disent les uns; des Russes, selon les autres.

Il y aurait encore énormément de choses à écrire pour tenter de comprendre ces événements – forcément présentés de manière radicalement différente par les deux camps en présence, mais où un observateur honnête (à défaut d’être totalement impartial) peut trier entre le plausible et l’invraisemblable, entre la propagande et la réalité des comportements humains, entre ce que des images montrent et ce que des combattants prétendent. Ce qui est sûr, c’est que le déferlement de furie et de haine survenu à Kiev et dans d’autres villes au début de l’année 2014 va influencer de manière déterminante les autres affrontements qui vont diviser l’Ukraine au cours des mois suivants, et qui feront l’objet d’un article ultérieur.

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