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Ramuz, amoindri et confiné

Jacques Perrin
La Nation n° 2149 22 mai 2020

A la mi-janvier 1931, Ramuz, âgé de 52 ans, sort de la Muette pour aller acheter des cigarettes. Une mince couche de neige recouvre du verglas. Au retour, perdu dans ses pensées à propos d’un livre d’astronomie qu’il vient d’achever, il glisse, chute et se brise l’humérus gauche.

Après que les médecins de l’hôpital cantonal l’ont équipé d’un appareil encombrant destiné à maintenir et étirer son bras, Ramuz est contraint de garder le lit à la maison. Il a des nausées et souffre, comme une rage de dents qui aurait changé de place.

Obéissant à une injonction de Goethe (utilise ce qui t’advient !), il rédige un petit texte intitulé Une main, qui paraîtra d’abord dans l’hebdomadaire Aujourd’hui en six livraisons, du 12 mars au 16 avril.

Dans son journal, Ramuz note: Vers le 15 janvier, je me casse le bras. Ça dure deux mois.

L’écrivain va vivre dans une absolue dépendance : je suis redevenu un bébé de six mois (sauf qu’il se tient debout, ou à peu près), mais l’aventure est riche d’enseignements : humiliation, obligation à la patience, retour forcé sur soi-même.

Ramuz réfléchit à la symétrie du corps. Privé de sa main gauche, il constate: Nous écrivons sans nous en douter avec deux mains et avec les deux mains : il faut pour le savoir enfin n’en avoir qu’une. Sa main gauche lui sert d’habitude à un tas de petits gestes accessoires comme tenir le papier, une cigarette ou sa pipe. Tous les matins le même tableau s’offre par la fenêtre à son œil de peintre contrarié: les branches d’un cognassier, le lac, les montagnes de Savoie, le ciel; pas une maison, rien d’humain, même pas un oiseau. Ramuz s’exerce à couper les feuillets d’un livre, à introduire une cigarette dans le fume-cigarette, à écrire. Il apprend à s’habiller tout seul.

A la Muette, tout lui est obstacle, les escaliers, les meubles, les corridors; à cause de l’ample appareil orthopédique, son mince personnage a doublé de largeur. Il a perdu le sentiment de ses dimensions; il calcule, réfléchit, a peur de tomber, le sol lui paraissant constamment glissant. L’oisiveté forcée le désespère: On n’écrit guère et pas longtemps. On ne lit pas davantage parce que l’envie n’y est plus. La faim n’y est plus. Manque d’appétit (ce n’est ni le pain, ni le vin qui comptent : ce qui compte, c’est le goût qu’on a pour le pain et pour le vin). On attend, on attend quoi ?

Après deux semaines, la guérison est lente à venir. Le pessimisme et la haine de soi envahissent l’écrivain: Rien ne m’a jamais contenté de ce que j’ai fait, ni de ce que j’ai eu […] Aucune joie dans le « progrès » ; aucune joie dans la propriété, aucune joie dans la possession. Il n’y a point de fin à ce progrès : il ne peut y en avoir aucune ; or seule une fin pourrait nous satisfaire et le sommet définitif (s’il y avait à rien un sommet). Toute sa vie on va, on fait ; et c’est toujours comme si on n’avait pas avancé, comme si on n’avait rien fait.

Mais il se reprend: Toutes mes joies ont été dans le rapport de moi qui suis, non à ce que j’ai eu, mais à ce qui est. L’homme est né pour la contemplation […] Le vrai rapport est de ce qu’on est à ce qui est, dans le contact de l’homme tout entier avec la chose tout  entière (et ensuite si possible faire en sorte qu’on puisse le communiquer). Et puis il retombe: Ah ! Comme j’ai toujours manqué de confiance : en moi-même, dans les autres, dans les institutions, dans les choses, dans tout ce qui est mortel (et tout est mortel). J’ai peur, c’est tout. Tout le monde a peur […] L’homme d’imagination a peur […] c’est un candidat à la folie : mais est-ce que la folie (ou une certaine folie) ne serait pas chez l’homme une preuve de lucidité ? […] Je ne me suis jamais approché de la métaphysique que dans l’espoir d’y trouver une foi ou des raisons premières d’une foi (que je n’y ai pas encore trouvée). Je ne suis pas philosophe. Je suis un homme. Je ne cherche dans la philosophie que l’occasion d’une religion […] Apprenti philosophe et à vrai dire apprenti tout. Apprenti pour la vie, et qui n’apprendra jamais.

On débande le bras de Ramuz, mais il doit se méfier de l’ankylose. Il constate que le bras est un outil compliqué, que tout ce qui est complexe est fragile et que notre civilisation qui repose sur l’extrêmement complexe, est extrêmement fragile […] Un grain de sable et rien ne joue.

Ramuz veut bien que son bras se raidisse définitivement du moment que son esprit reste vivant. Le pire est que l’esprit lui-même se plaise au confinement: Tant d’hommes sont morts autour de moi, quoique vivants ; sont immobilisés, définitivement immobilisés, et pour toujours atteints d’ankylose […] l’esprit replié, lui aussi, replié dans ses habitudes […] peu à peu retranché de la vie par goût de ses commodités […] imperturbablement serein d’être retranché, mais qui s’ignore retranché.

A la mi-mars Ramuz va mieux, le signe en est le goût qu’on reprend aux choses qui vous entourent. Sa nature contemplative ne le désole pas: Il y a des hommes (les hommes d’action) pour qui il importe seulement d’aller vite, de ne pas perdre une minute en se rasant, en se baignant, en s’habillant […] Qu’ils fassent, moi  je ne fais pas, parce que je fais en ne faisant rien.

Le masseur Louis Perrin rend régulièrement visite à Ramuz. Celui-ci semble douillet, couvert de sueur froide, craignant la douleur. Il dit: J’ai le ton larmoyant et humble du mendiant qui tend son chapeau. J’ai recours à la pitié. Il ne me déplaît pas d’être misérable ; je ne cherche qu’à inspirer la compassion.

Enfin l’espoir renaît: On m’a coupé le bout d’une aile. Mais chez moi l’aile repousse : du moins j’y compte bien.

Ramuz reprend la rédaction du roman Adam et Eve, où il est bien entendu question de… la Chute.

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