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Occident express 59

David Laufer
La Nation n° 2149 22 mai 2020

Le gouvernement serbe, pour prévenir la propagation d’une épidémie potentiellement fatale pour ses infrastructures hospitalières, a mis en place un régime de confinement strict, fait de couvre-feu, d’interdiction pour les plus de 65 ans de sortir de chez eux et d’un état d’urgence. Le résultat au bout de sept semaines est là: 170 morts au total. Pour un pays de même taille et de même densité démographique que la Suisse, ce bilan n’est pas déshonorant. Et pourtant. Le soir venu à 20h, les gens sortent sur leur balcon. Les premiers, nous et quelques autres, applaudissent pour remercier le corps médical. Les seconds, dès 20h05, infiniment plus nombreux, frappent des casseroles pour protester contre ce qu’ils appellent «la dictature», c’est-à-dire le couvre-feu. Après la guerre des Balkans, la guerre des balcons. Nous sommes en Serbie en effet, où la haine du pouvoir en place est comme le café noir ou la crainte des courants d’air: on la reçoit au biberon. Le président Vu?i?, d’une indéniable efficacité mais compromis par ses années au service de Miloševi?, montre des signes de fléchissement après huit ans d’un pouvoir sans partage. Ce qui affermit le courage des habitants de mon quartier, désormais enivrés par ce mouvement d’opposition qui commence à émerger avec force. Que ce gouvernement soit ou non efficace, ce qui compte, c’est de renverser le pouvoir, de se sentir à nouveau exister dans le jeu démocratique, même si ce jeu conduit dans le mur. Encore plus consternante est la façon dont la presse, suisse notamment, couvre ces événements. Alléchés par l’odeur du mot «dictature», les journalistes occidentaux se précipitent et relaient avec délectation les commentaires des opposants affirmant que nous vivons dans une sorte de dystopie orwellienne. Ces propos sont ensuite relayés comme argent comptant par les chancelleries européennes, qui donnent des leçons de démocratie pour justifier leurs budgets. Un employé de l’ambassade de Suisse (qui ne s’est pas enquise une seule fois de ma santé durant la crise) m’a récemment repris d’un ton méprisant: dire du bien de la gestion serbe de la crise, cela ne se fait pas. Tststs. Et en plus pour la Nation! a-t-il ajouté, comme s’il était désolé de devoir me rappeler que je suis cul-de-jatte. Rappeler l’évidence statistique, à savoir que la Serbie (ou la Pologne, ou la Slovaquie, ou la Croatie, etc.) a très bien géré cette crise sanitaire exceptionnelle, cela ne se dit pas car cela contredit la doxa médiatico-diplomatique: Serbie = dictature. La Suisse a enregistré un bilan mortel plus de dix fois supérieur à celui de la Serbie, mais la Suisse (ou l’Allemagne, ou la France) est une démocratie, elle doit donner des leçons. Pendant ce temps, la Serbie envoie huit avions d’aide à l’Italie, elle-même se détournant de l’UE pour recevoir le soutien de la Russie et de la Chine. Il en va ainsi de cette crise comme de toutes les précédentes: elle révèle les faiblesses existantes et les fait suppurer. Trente ans après l’éclatement du bloc de l’Est et la chute du Mur, les promesses d’intégration et d’union sont définitivement mortes et enterrées. Entre les deux Europe, de Stettin à Trieste, un rideau de masques chirurgicaux est tombé.

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