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Les Italiens devenus Vaudois

Jean-François Cavin
La Nation n° 2188 19 novembre 2021

L’immigration italienne a connu deux pics dans l’histoire récente: avant la Première guerre mondiale et durant les années soixante du siècle passé. Ces périodes correspondent à des phases de grande prospérité de notre économie; la première à la «belle époque», où l’on construisait des hôtels, traçait des chemins de fer, creusait des tunnels (chez nous, celui du Mont-d’Or entre 1910 et 1915); la seconde au cœur des «trente glorieuses», avec l’explosion des investissements dans le bâtiment et les autoroutes. Il fallait de la main-d’œuvre en masse, et les Italiens, sans travail chez eux, sont des bâtisseurs-nés.

Sous le titre Losanna, Svizzera, le Musée historique de Lausanne présente jusqu’au 9 janvier 2022 une exposition fort intéressante sur la venue et la présence des Péninsulaires dans le chef-lieu et dans le Canton. Elle décrit et documente la dureté des conditions d’arrivée, avec une visite médicale humiliante et un logement souvent rudimentaire; elle détaille certains travaux accomplis par ces ouvriers; elle cite les réseaux et institutions où les immigrés pouvaient se retrouver; elle mentionne la percée de certains d’entre eux devenus entrepreneurs; elle fait une jolie place au succès de l’italianità sous nos cieux, avec la pizza, la Vespa, la grande période du cinéma des studios de Cinecittà. Elle se complaît toutefois à commenter et à illustrer la face sombre d’une transhumance de pauvres gens que les Suisses allaient exploiter; bien entendu, elle donne une place d’honneur à la fameuse citation de Max Frisch: Un petit peuple souverain se sent en danger: on avait appelé des bras, et voici qu’arrivent des hommes. Cependant, l’exposition est complétée par l’édition d’un opuscule présentant les témoignages d’une vingtaine d’immigrées et d’immigrés des années 1960; autant de destinées personnelles émouvantes, mais nullement pleurnichardes, empreintes plutôt de la fierté d’avoir su trouver sa place dans un pays qui est devenu celui d’adoption.

Ces récits, dans leur grande majorité, témoignent de la bienveillance de l’accueil des gens d’ici. Les voisins donnent un coup de main, les employeurs sont corrects, la paie n’est certes pas bien élevée, mais on économise quand même. Il nous semble en effet, rassemblant nos souvenirs d’époque, qu’on riait un peu des Italiens, qu’on appelait les «magutes», les «piafs» ou les «macaronis», mais sans hostilité; et s’ils sifflaient les filles à leur passage, cet hommage rituel ne s’accompagnait guère de violences et ne déplaisait pas forcément aux demoiselles. C’est au moment de l’initiative Schwarzenbach, en 1970, qu’un climat de rejet s’est partiellement instauré, surtout dans le monde ouvrier (qui ne chante pas toujours l’Internationale…); peut-être parce que les immigrés, gens de qualité, étaient meilleurs que les Suisses sur les chantiers. Le Courrier des lecteurs charriait alors des propos malodorants; il nous souvient d’une lettre qui traitait la Péninsule de pays primitif et inculte, quasi barbare; M. Regamey, indigné et amusé tout à la fois, avait remis l’auteur de ces inepties en place: «Barbare, l’Italie? Ô terre de Dante, de Michel-Ange et de Monteverdi…».

Quant au sort que la Suisse réservait aux Italiens, la grande tare reste le statut de saisonnier. Il accordait neuf mois de séjour laborieux dans notre pays, la «saison» étant donc celle du retour passager au sud des Alpes; et les neuf mois ont même été portés à onze pour finir, c’est-à-dire que le travailleur passait toute l’année ici, sauf de courtes vacances, mais sans avoir le droit de faire venir sa femme et ses enfants. Cette froide et délibérée ignorance des liens familiaux les plus intimes a été combattue, sans succès, par diverses associations; c’est l’honneur du Centre Patronal d’avoir été la seule organisation d’employeurs à condamner ce régime, auquel la libre circulation des personnes avec l’UE a heureusement mis fin.

Malgré les difficultés, nos Italiens ont travaillé, gagné de quoi vivre souvent mieux que dans leur province d’origine et de quoi y édifier une maison pour leurs vacances et leurs vieux jours (mais neuf fois sur dix ils resteront ici), progressé dans leur carrière, élevé une famille dont les enfants ne songent pas à quitter notre terre. La première génération a su s’adapter, la seconde est des nôtres. Déjà les immigrés de la «belle époque» ont su s’intégrer avec bonheur, les Alvazzi, les Ferrari, les Fossati. M.DinoVenezia, qui a notamment présidé le Centre Patronal et la Fédération patronale vaudoise, et vice-présidé l’USAM, aime à dire qu’il ne sait que deux mots d’italien: son nom et son prénom. Et salut aussi aux Chiaradia, aux Puricelli, aux Tosetti! Quant à M. Alberto Mocchi, né à Milan, il est non seulement président des Verts vaudois, mais aussi syndic de Daillens, village d’origine de Gilles qui y voit une garantie d’authenticité vaudoise:

Les Vaudois – j’en suis un « de sorte»,

Comme on dit, étant de Daillens...

Comment expliquer une intégration si réussie, qui n’exclut pas le maintien de liens affectifs avec le pays d’origine? Ce n’est pas l’effet d’une politique raisonnée d’assimilation; bien au contraire, le statut de saisonnier avait tout pour favoriser un certain communautarisme; et les lieux de rencontre entre Italiens ne manquaient pas: la Casa d’Italia où les jeunes allaient danser et trouvaient parfois leur futur conjoint, les Colonie libere gauchisantes, les paroisses avec la Mission catholique italienne, le Liceo Pareto, des sociétés musicales et sportives, même un Vélo-club...Nous verrions peut-être les motifs principaux de cette intégration exemplaire dans deux causes associatives et dans deux raisons profondes. Du côté associatif, les patrons de la construction ont favorisé l’adhésion de la main-d’œuvre étrangère aux syndicats suisses, pour éviter l’émergence de groupements plus ou moins révolutionnaires enclins à la grève; la FOBB de l’époque a probablement été un des creusets de l’assimilation. Quant aux loisirs sportifs, les Italiens sont, comme on sait, des mordus du calcio; leur venue sur les terrains de football et sur les talus avoisinants a sans doute compté. Plus fondamentalement, pensons aux qualités personnelles des migrants; ce sont des jeunes gens courageux, quittant le cocon de la famille et du village; actifs, venant ici pour travailler; talentueux, comme le sont en général les Transalpins; et d’un tempérament assez souple et intuitif, vertus de leur peuple, pour s’adapter intelligemment aux conditions d’une nouvelle vie. Enfin, s’agissant du pays qui les recevait, si notre hospitalité a été dans l’ensemble bonhomme, mais sans excès de générosité, notre terre est douce et accueillante; elle sourit au nouveau-venu.

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