Traces d’humanité (3)
Les maréchaux soviétiques victorieux
Selon Lopez et Otkhmezuri, Gueorgui Joukov est l’homme qui a vaincu Hitler. Dans la Russie de Poutine, il jouit encore d’une grande popularité. De souche paysanne par sa mère et ouvrière par son père, il a un physique de taureau, le torse robuste, les bras énormes. Il n’a suivi que quatre ans d’école élémentaire. Son épouse Alexandra, ex-institutrice, l’aide à parfaire son russe écrit. Staline lui-même, après lui avoir dicté des ordres, corrige ses fautes d’orthographe et de ponctuation. Géorgien, Staline maîtrisait pourtant bien le russe, faisant office de correcteur pour le journal du Parti. (Remarquons en passant qu’à la page 348 de L’idéologie et l’utopie, le philosophe Paul Ricoeur dit que Staline a eu raison contre les marxistes qui affirmaient que même la grammaire a une structure de classe: il soutenait que la langue appartient à la nation tout entière. Staline défendait donc la grammaire et l’orthographe correctes pour tous…) Autodidacte, Joukov lit énormément et maîtrise l’histoire, la théorie et la pratique militaires. Brutal, volontaire, perfectionniste, il ne fume ni ne boit; sa tenue est toujours impeccable. Il utilise parfois des méthodes staliniennes de commandement et ne se soucie pas des pertes humaines. Il peut cependant avoir peur ou pleurer. Il a toujours sur lui un revolver chargé. Il n’était pas à l’abri d’une purge. Le 1er juin 1939, il est convoqué à Moscou. Il croit son heure venue. On lui dit de préparer une valise pour un long voyage… Ces mots sibyllins signifient que Vorochilov, adjoint de Staline, lui confie une mission en Mongolie. En 1941, après la chute de Minsk, Staline explose et insulte Joukov qui quitte le bureau du tyran en sanglotant. Molotov le ramène cinq minutes plus tard. Le dur s’est calmé mais ses yeux sont baignés de larmes. Joukov est le premier chef soviétique à défaire la Wehrmacht, à 40 km de Moscou. Il a ressuscité l’Armée rouge face à des généraux de la qualité de Guderian, Manstein ou Model. Il organise en 1944 l’opération Bagration, revanche de Barbarossa. Il est le premier arrivé au Reichstag. Le 24 juin 1945, sur la place Rouge, monté sur son cheval blanc Koumir, il reçoit la parade de la victoire. Il lit un discours près du mausolée de Lénine. Staline ne dit pas un mot.
Ivan Koniev est l’autre taureau de l’Armée rouge, le rival de Joukov. Staline s’entend à envenimer la tension entre ces deux subordonnés-là, à rabaisser l’un pour élever l’autre. Koniev est le premier général russe à faire reculer une prestigieuse division allemande (la 7e Panzer) et à lui infliger de lourdes pertes. La presse en fait un héros. Satisfait mais méfiant devant un subordonné couvert de gloire, Staline téléphone à David Ortenberg, rédacteur en chef de l’Etoile rouge, journal de l’armée: Ça suffit avec Koniev!
Koniev maîtrise aussi l’art opératif; il commande de l’avant, à l’allemande. Son caractère est explosif, mais il se refroidit vite. L’homme est sûr de lui et très jaloux. Staline l’utilise pour remettre en place Joukov qui devient encombrant. Le 20 février 1944, il élève Koniev au rang de maréchal et demande à Joukov de remettre lui-même au récipiendaire les épaulettes envoyées par avion. Les deux maréchaux sont brouillés à mort.
En avril 1945, après avoir opéré sa jonction avec les forces américaines à Berlin, Koniev invite par courtoisie son homologue Omar Bradley. On conseille à Bradley de se bourrer de matières grasses pour relever un défi à la vodka et sauver l’honneur des Etats-Unis. Koniev, atteint d’un ulcère, se contente d’un verre de vin blanc.
Rodion Malinovski a servi dans la Légion russe, unité offerte en renfort par le tsar Nicolas II à son allié français, plus tard incorporée dans le régiment d’infanterie coloniale du Maroc, le plus décoré de l’armée française. Il y a accumulé une grande expérience des combats. C’est un officier qui sait se faire obéir sans insulter, humilier ou battre ses subordonnés. Il dispose d’une certaine culture militaire et parle français. De 1936 à 1938, il fait la Guerre d’Espagne. Il coronel Malino apprend l’espagnol et parvient à collaborer avec des officiers quelque peu ombrageux. En mars 1943, il prend le commandement du Front Sud-Ouest. Il a 45 ans et fait la connaissance d’une Ukrainienne de 28 ans, bibliothécaire dans Leningrad assiégée où elle perd son mari et sa belle-famille. Evacuée à Grozny, elle s’engage comme éclaireur, détectant et dénombrant des concentrations de panzers. Malinovski la décore pour acte de courage et en tombe amoureux. Il la fait nommer à son état-major, l’épouse après la guerre. Elevé au grade de maréchal en septembre 1944, il fait du bon travail en Roumanie et en Hongrie avec Tolboukhine, son rival et complice. Il est le premier maréchal soviétique à donner en octobre 1944 un ordre interdisant de voler, violer ou tuer des civils.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Le papillon laïque – Editorial, Olivier Delacrétaz
- Un traitement homéopathique pour les impôts – Olivier Klunge
- L’Occident face à la Chine, une question de posture – Camille Monnier
- Cloud de la Confédération – Jean-François Pasche
- Fermer les yeux et éteindre la lumière – Sébastien Mercier
- Les Italiens devenus Vaudois – Jean-François Cavin
- Le plus petit dénominateur commun entre l’artiste et soi – Yves Guignard
- Manchots inégaux – Le Coin du Ronchon