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Les autruches fédérales

Jean-François Cavin
La Nation n° 2195 25 février 2022

Dans le magazine Touring de décembre 2021-janvier 2022, le président central du Touring Club Suisse, M. Peter Goetschi, lance un solide coup de gueule contre l’autorité fédérale. Le Conseil fédéral a en effet avalisé des «Perspectives» en matière de mobilité, ainsi qu’un plan sectoriel des transports, élaborés par l’Office fédéral du développement territorial (ARE) qui ont de quoi surprendre.

Alors qu’on prévoit une augmentation de la population de 21% d’ici 2050 (et l’ARE reprend ce chiffre sans contestation), les têtes pensantes de la Berne fédérale tablent, comme scénario principal, sur une croissance de 11% seulement pour le transport public des personnes et de… 3% (vous avez bien lu!) pour le transport individuel motorisé.

Les documents de l’administration, très épais et très savants, prennent en compte de multiples facteurs. Pour retenir ceux qui semblent les plus pertinents à l’appui d’une diminution de la mobilité des personnes, il est probable que le télétravail augmentera; mais seulement dans certains services, ni dans le tourisme, l’hôtellerie et les transports, ni dans la construction, pratiquement pas dans la santé ou la restauration, ni dans l’industrie et l’artisanat, peu dans le commerce de détail. Il est possible que le coût des déplacements, allant croissant, ait un effet légèrement dissuasif. Il est concevable qu’une urbanisation plus concentrée diminue certains trajets quotidiens; mais cela devrait se répercuter sur les transports publics. Il est envisageable que le vieillissement de la population ait un effet sur la bougeotte des aînés; mais une plus grande sédentarité au grand âge n’est-elle pas compensée par les trajets de loisirs et les voyages des «jeunes vieux»? Quoi qu’il en soit, de là à postuler une pareille chute de la mobilité collective, il y a plus qu’un pas et qu’un tour de roue.

Comment les bureaucrates fédéraux peuvent-ils en venir à d’aussi invraisemblables prophéties? Sans doute l’ARE est-il majoritairement peuplé de collaborateurs verts rêvant d’un retour à la Suisse d’autrefois et confondant la prévision avec leur vision. Ou, pire, effrayés par la perspective d’une croissance inévitable du mouvement des personnes en parallèle à celle de la population, contraire à leurs convictions philosophiques, ils préfèrent ignorer l’évidence, comme les autruches, dit-on, plongent leur tête dans le sable à l’approche d’un danger.

On notera que ces étranges planificateurs ne se bornent pas à sous-estimer l’augmentation du trafic motorisé individuel, grand classique dans la réflexion des écolos idéologues, qui devrait aboutir à grossir d’autant le recours aux transports publics. Non! Ces derniers sont aussi censés répondre demain à une demande dont la hausse serait deux fois inférieure à celle de la population. Car dans la tête de ces gens, l’ennemi, ce n’est pas le CO2, ou la voiture, c’est la mobilité elle-même, expression de notre liberté de mouvement.

L’affaire est assez grave, car les documents en cause, qui ne sont pas soumis au Parlement et ne font pas l’objet d’un vrai débat public avant leur adoption, servent de référence pour d’autres travaux de l’administration centrale: des programmes de développement de l’infrastructure routière, la planification des horaires des transports publics, des orientations en matière d’aménagement du territoire, des perspectives énergétiques. C’est donc une part importante de notre politique qui devrait être influencée par ces billevesées.

Notre pays, qui est riche et vit en paix, se devrait d’offrir à sa population et à ses hôtes étrangers des infrastructures de transports exemplaires. Or il est toujours en retard d’un élargissement d’autoroute, d’un dédoublement de ligne ferroviaire, de la modernisation d’une gare, de l’aménagement de stationnements-relais. Quand on pointe du doigt la lenteur helvétique, de pauvres esprits s’empressent souvent de mettre en cause le fédéralisme, traité de cantonalisme étroit et désuet, qui ferait obstacle à la réalisation rapide de grands projets. En l’occurrence, rien de tel! Les chemins de fer de plaine sont fédéraux depuis un siècle et demi. Les autoroutes sont fédérales quant à leur tracé, leur financement, la planification de leur construction depuis qu’il en existe. Il ne reste aux cantons qu’à plaider leur cause, à donner des impulsions, peut-être parfois à avancer quelque argent. Vu du Canton de Vaud, nos autorités ont-elles eu suffisamment de force de proposition et de talent d’intervention pour faire avancer les choses? La réponse sera nuancée: durant les législatures où les Travaux publics étaient en mains de conseillers d’Etat verts, les transports collectifs urbains et régionaux ont été améliorés, mais les liaisons intervilles oubliées; on se rappelle avec amertume un plan directeur cantonal qui, alors que l’autoroute de Genève était déjà engorgée, se bornait à proposer d’y limiter la vitesse pour y fluidifier le trafic… Mais ces faiblesses, hors de tout pouvoir de décision, pèsent peu en regard de l’inertie de la Confédération, la vraie responsable.

De même que la «Stratégie énergétique 2050», de façon surréaliste, écarte l’idée d’une croissance de nos besoins en électricité et a engagé la politique en la matière sur des voies désastreuses, de même les «Perspectives» en matière de transports risquent de nous mener dans une impasse. Se trouvera-t-il des parlementaires assez forts, face à l’administration, pour imposer le retour à une vue plus réaliste de notre avenir?

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