Occident express 98
Un des grands plaisirs de ma vie quotidienne à Belgrade, ce sont les chansons. Les Serbes adorent chanter et tout le monde connaît des heures de chansons par cœur. Pas un dîner ne s’achève sans un chapelet de couplets bêlés à tue-tête. Pour quelqu’un qui a grandi en fredonnant Brassens, Balavoine ou Jonasz mais aussi les Beatles, George Michael ou Ella, je suis très bien tombé. Ce n’est pas qu’un plaisir d’ailleurs, c’est une des façons les plus efficaces de se faire accepter par un peuple notoirement regardant dès que ça ne finit pas en -itch. Avec son identité gravée au fer rouge par des siècles d’asservissement, les Serbes ont naturellement développé une tradition poétique d’une grande richesse. La spécificité serbe est de se nourrir aux sources grecques, celles des aèdes qui récitaient et scandaient les mythes homériques à travers les siècles. Leurs héritiers serbes s’appellent les gouslars, ces hommes qui, dès le Moyen-âge, allaient de village en village pour chanter les épopées de Kosovo, couchées sur le papier au 19e siècle par le linguiste romantique Vouk Karadjitch. Ce sont les gouslars qui ont maintenu vivant l’esprit de la nation, les monastères s’occupant de son âme. Mon beau-père connaît presque tout ce corpus par cœur, le résultat étant qu’il a acquis, comme énormément de ses compatriotes, le réflexe de faire rimer à peu près toutes ses fins de phrase. C’est une seconde nature, une respiration de l’âme, une façon de constamment jouer avec cet outil immatériel. Et cet exercice poétique convient parfaitement à la langue serbe, si compacte, efficace et expressive. Tito a beaucoup joué de cette richesse, les chansons et les poèmes à sa gloire étant encore largement connus et récités, avec une bonne dose d’ironie désormais. Aujourd’hui, comme partout ailleurs, la chanson populaire a pris le relais de la poésie publiée et continue d’inspirer la foule qui, comme le chante Trénet, «chante, un peu distraite, en ignorant le nom d’l’auteur». Beaucoup de ces chansonniers m’ont moi-même séduit et j’ai un plaisir indescriptible à apprendre et à chanter leurs chansons – Oliver Dragoïevitch, Arsen Deditch, Baïaga, Azra, Jadranka Stojakovitch, Djordje Balachevitch, tous et toutes m’enchantent. Comme un chausse-pied, leurs chansons me font rentrer sans effort dans la mentalité locale et m’inoculent le génie de la langue serbe à coups de refrains. Ainsi je connais des heures et des heures de chanson française, anglaise, américaine, italienne, serbe, croate. Et pas une minute de chanson suisse. Non, car la chanson repose sur la poésie, et la Suisse n’a pas ses poètes. Le canton de Vaud en a, Zurich en a, le Jura en a, mais nous n’avons pas de poète et de poésie suisses. J’ai appris en Serbie que cette nation n’existerait pas sans sa poésie et ses chansons. Or, chaque nation a ses poètes. Peut-être une nation ne peut-elle pas exister sans poètes.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Neutralité – Editorial, Félicien Monnier
- Une belle messe contemporaine – Frédéric Monnier
- Question de repères – David Verdan
- Sus aux SUV! – Jean-Blaise Rochat
- Les liens qui libèrent – Olivier Delacrétaz
- Les autruches fédérales – Jean-François Cavin
- La Suisse trahie par les siens – Pierre-Gabriel Bieri
- Nouvelle collection – Rédaction
- Pour une écologie nationale – Lionel Hort
- La mobilité individuelle sera immobile et collective – Le Coin du Ronchon