Occident express 108
Lorsqu’on arrive à Sarajevo par la route, on est accueilli par un grand panneau tout neuf. En dessous du nom de la ville et des anneaux olympiques qui rappellent les jeux d’hiver de 1984, une mention indique: «1425 jours de siège». Lorsqu’on vit dans cette région depuis des années, ce misérabilisme ne surprend même plus. La compétition victimaire entre ex-républiques yougoslaves est semblable aux pleurs de fatigue d’un enfant de deux ans, qui geint sans verser de larmes, épuisé et épuisant, incapable de susciter une quelconque empathie. Le syndrome d’Andromaque est également distribué dans ces contrées, chaque peuple rappelant inlassablement à ses enfants les souffrances du passé en leur interdisant de les oublier ou, pire encore, de les pardonner. Le vrai drame est pourtant ailleurs que dans ces sanglots forcés et incessants. Car le siège de Sarajevo, pour épouvantable qu’il fut, est terminé. Ce n’est pas ce passé qui devrait susciter peurs et tremblements, mais le présent et surtout l’avenir. Car la Bosnie est en train de se vider de son sang. Chaque année depuis 2014 environ, ce petit pays perd annuellement plus de 150 000 citoyens. Or il y a à peine plus de trois millions de Bosniens, peut-être moins, les statistiques sont impossibles dans un état aussi divisé et dysfonctionnel. En huit ans, la Bosnie a donc perdu plus de 1,2 million d’habitants. A ce rythme – et les choses ne semblent pas du tout près de s’arranger – la Bosnie est menacée d’extinction biologique pure et simple dans les dix ans qui viennent. Le siège de Sarajevo et ses 13 000 victimes en quatre ans semble presque dérisoire au regard de l’absolue catastrophe en cours et dont presque personne ne parle. Cela est d’autant plus tragique qu’une des causes majeures de cette hémorragie massive est cette culture victimaire. Les gouvernants se croient ainsi permis de ne rien faire et d’accuser le monde entier sans jamais reconnaître leur propre responsabilité. Les jeunes, les éduqués et tous ceux qui le peuvent en ont donc pris leur parti et se ruent vers la sortie. C’est une position vétérotestamentaire dans son irrédentisme et son obsession de vengeance. S’il est un message utile dans le Nouveau Testament, c’est bien celui qui consiste à rompre les cycles de violence auto reproducteurs en discréditant une fois pour toute la violence sacrificielle et en insistant sur la notion de pardon. Il est, je crois, presque impossible de vraiment pardonner lorsque l’offense est considérable. C’est un privilège divin inaccessible à un être de chair et de sang. Aurait-il dit: «Je vous pardonne car vous ne savez pas ce que vous faites», Jésus se serait exprimé en Dieu et non en homme et n’aurait pu servir de modèle pour personne. Qu’il demande à une autorité supérieure de pardonner à ses bourreaux à sa place indique bien que le geste est peut-être moralement impossible, tout en étant pratiquement nécessaire. Les Bosniens ne pourront jamais vraiment pardonner aux Serbes pour les horreurs commises lors du siège. Les Serbes ne pourront jamais pardonner aux Croates pour 1941, les Croates ne pourront jamais pardonner aux Serbes pour 1991, et ainsi de suite. En se limitant toutefois à cette impossibilité morale sans en reconnaître l’impérieuse nécessité pratique, ces peuples se condamnent à revivre en boucle, comme dans un cauchemar, leurs supplices passés sans aucun espoir d’oubli qui est une condition essentielle de leur avenir.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Un labyrinthe merveilleux - A un jeune qui s’interdit les livres d’histoire – Editorial, Félicien Monnier
- La Fondation Beyeler fête ses vingt-cinq ans – Yves Guignard
- Un vernissage chez les francs-maçons – Lionel Hort
- Amahl et les visiteurs du soir – Jean-Blaise Rochat
- Les églises se vident – Olivier Delacrétaz
- Ah! La voiture… – Jean-François Cavin
- Imposition des couples mariés – Olivier Klunge
- La sécurité à n’importe quel prix – Benoît de Mestral
- Bonne et heureuse année, remplie de futilités – Le Coin du Ronchon