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D’une lutte à l’autre

Olivier Delacrétaz
La Nation n° 2221 24 février 2023

Le wokisme n’est que la dernière en date de ces crises idéologiques qui, au nom du Progrès, minent la civilisation occidentale depuis deux siècles.

La première, l’idéologie libérale, place la liberté individuelle et la lutte de tous contre tous au fondement de la société humaine. Le monde est une jungle économique où chacun cherche à l’emporter sur ses concurrents. Les affrontements individuels entraînent une croissance de la masse des biens de consommation et, du même coup, de l’emploi et des revenus. La jungle se civilise, les situations individuelles s’ajustent, la société s’équilibre. C’est la théorie.

Socialement, c’est un naufrage. La loi de la jungle fonctionne à peu près dans le monde animal, où les désirs sont restreints aux besoins vitaux de l’espèce. Dans le monde humain, en revanche, les désirs sont illimités et chacun est constamment porté à étendre son empire au-delà de ses besoins. La théorie libérale excluant toute intervention étatique et toute protection syndicale, le faible, isolé dans la jungle, n’est plus qu’une force de travail, embauchable et débauchable à merci.

Dans l’optique de l’idéologie marxiste, tout antilibérale qu’elle soit, l’étape libérale est historiquement nécessaire en ce qu’elle ramène toutes les valeurs irrationnelles de l’ancien monde – religion, honneur, loyauté, tradition, service – à une seule, l’argent. L’étape suivante est la révolution prolétarienne. La classe ouvrière, guidée par ses avant-gardes, la franchira, quelles que soient les rétorsions policières et militaires, les compromissions des sociaux-démocrates et les tromperies dilatoires du syndicalisme et de la paix du travail. La révolution se généralisera, conduisant à des affrontements toujours plus violents, jusqu’à la confrontation finale, l’effondrement du capitalisme sous le poids de ses contradictions et la dictature du prolétariat. Puis l’Etat, inutile, disparaîtra au profit de la société sans classes, où chacun fournit selon ses moyens et reçoit selon ses besoins.

Les échecs – économiques, politiques, sociaux, moraux, écologiques – du communisme international furent aussi catastrophiques que ses prophéties étaient grandioses. Sa division en factions nationales, notamment chinoise, paracheva la débâcle.

Le gauchisme, dérive que Lénine dénonçait en 1920 déjà comme «la maladie infantile du communisme», connaît un succès foudroyant dans les années 1960. Libertaire en matière de mœurs, profiteur et consumériste, le gauchiste délaisse le caractère eschatologique du marxisme. A la question «qu’est-ce que vous voulez?», il répond «là n’est pas la question!»

La lutte des classes n’est plus le combat fondamental. Le fil rouge, c’est la lutte contre toutes les hiérarchies: l’enfant contre ses parents, la mère contre le père, l’élève contre l’enseignant, l’employé contre l’employeur, le citoyen contre l’Etat, le civil contre le militaire, le soldat contre l’officier, l’étranger contre le national, le patient contre le pouvoir médical… le gauchisme contre le stalinisme. Le gauchiste a pour lui l’énergie et le culot de la jeunesse et face à lui, la lâcheté bourgeoise et la pétrification communiste. Les années passent, cependant, et sa fougue se calme, il entre alors dans le système et s’y calfeutre: on le retrouve dans les services de l’Etat, les syndicats, la presse, l’école, où il continue le combat, non sans quelque efficacité.

Quarante ans plus tard, il prend une retraite dont il jouit sans entraves. De commerce agréable, il parcourt l’Europe à la recherche de sensations gourmandes, vote à l’extrême-gauche par nostalgie de la fronde et narre complaisamment ses émois du temps des barricades.

Le woke reprend la lutte, avec l’aide multiplicatrice et pilorisante des réseaux sociaux. Il invente et dénonce chaque jour de nouveaux cas de sexisme, de racisme, d’islamophobie, d’homophobie, de transphobie, de grossophobie, de nanophobie, de validisme. Il donne une apparence d’unité à ces luttes disparates en les faisant toutes converger vers un seul coupable, le mâle blanc occidental, dont les normes morales et sociales ne visent qu’à la domination.

Soit dit en passant, on se demande par quel miracle la pensée des wokes mâles et blancs échappe aux tares systémiques, censément consubstantielles à la masculinité et à la «blanchitude», qu’ils dénoncent chez leurs semblables mâles et blancs.

Le complot blanc, séculaire, conscient et organisé, a pénétré en profondeur les langues, les mœurs, les institutions et les arts occidentaux que le Blanc impose au monde. Il n’y a rien à en sauver. Il faut tout éradiquer. D’ailleurs, la philosophie, la morale, la raison, la science, la technique et les mathématiques n’ont pas davantage de valeur universelle. Elles ne sont elles aussi que des outils de l’impérialisme blanc. Lui seul est universel.

Le libéralisme a apporté la primauté de l’économie sur la politique et celle de l’individu sur la communauté. Le marxisme a apporté la primauté du changement sur la compréhension du monde et celle de la collectivité sur la personne individuelle, simple atome du matériau social. Le gauchisme a apporté la primauté du désordre sur la civilisation et du plaisir sur la responsabilité, pratiqué un «entrisme» lucratif et réduit ses perspectives politiques au succès de la carrière personnelle de ses animateurs. Les wokes pratiquent le soupçon universel et le complotisme systémique. En parfaite contradiction, ils nient les races et les sexes tout en les essentialisant, bétonnant ainsi la perspective d’affrontements tous azimuts, sans quartier et sans issue.

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