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Parigot tête de veau

Jean-Blaise Rochat
La Nation n° 2223 24 mars 2023

Pour commenter un spectacle dédié à Nicolas Bouvier, le critique d’un hebdomadaire parisien amorce ainsi son sujet: «Chez nos voisins suisses, le français grignote un peu l’allemand (mais pas l’anglais, qui sert de plus en plus de langue commune!). Pourtant les écrivains qui pratiquent la langue de Molière ne sont pas légion. On connaît Ramuz, le Giono suisse. […]» Le bougre arrête là son énumération. Si la parenthèse contient une part de vérité, le reste est l’expression à peine caricaturale de la suffisance et de l’ignorance de la coterie littéraire parisienne. Ramuz, le Giono suisse! Et pourquoi pas Giono, le Ramuz français? Cela se justifierait au moins chronologiquement. Le rapprochement souvent fait entre le Vaudois et le Provençal est pertinent, mais relève fréquemment d’une lecture superficielle, ou pas de lecture du tout. On colporte, de génération en génération, ces demi-vérités qui servent à des colleurs d’étiquettes, mais n’éclairent pas grand-chose quant au génie propre de chacun.

Aux yeux de ce journaliste, «les écrivains [suisses] qui pratiquent la langue de Molière» appartiennent à une colonie linguistique proche, comme le lointain Sénégal. Nous sommes censés parler le français comme langue étrangère. Ainsi le monde des lettres s’organise par cercles concentriques: Paris, ville lumière, éclaire le monde; le deuxième cercle contient la province, avec ses Giono, Bosco, Pourrat, Vialatte. C’est déjà un peu plouc, mais encore contenu dans les limites étatiques de la France. Au-delà s’étend le vaste monde, où l’on pratique parfois aussi le français, langue maternelle: en Belgique, en Suisse, au Québec.

Beaucoup d’écrivains d’origines diverses, dont le français n’est pas la langue maternelle, ont choisi de s’exprimer dans cette langue. Pour quelles raisons? Souvent par amour de la France, de sa langue, de sa civilisation. Ce sont par exemple Casanova, Samuel Beckett, Milan Kundera, François Cheng, Romain Gary, Boualem Sansal, Gabriele d’Annunzio, Kamel Daoud, Yasmina Khadra, Hector Bianciotti, Andréï Makine, Tahar ben Jelloun, Amin Maalouf. Et n’oublions pas la longue théorie des Roumains francophones: Eugène Ionesco, Panaït Istrati, Cioran, Ghérasim Luca, Virgil Gheorghiu, Tristan Tzara, Vintila Horia, Mircea Eliade… Un Florentin du XIIIe siècle, Brunetto Latini résume la pensée de tous: «Et se aucuns demandoit por quoi cist livres [Lou livres dou tresor] est escriz en romans, selonc le langage des Franc?ois, puisque nos somes Italiens, je diroie que ce est por.ij. raisons: l’une, car nos somes en France: et l’autre porce que la parleure est plus delitable et plus commune a toutes gens.»

Revenons à Nicolas Bouvier. Sa malchance est de n’être pas né à Annemasse, à dix kilomètres de chez lui, ce qui lui aurait conféré le titre de gloire d’écrivain français, et de ne pas être intégré à la maigre et méprisable légion des auteurs romands qui pratiquent la langue de Molière, parfois avant Molière: Othon de Grandson, Cingria, Roud, Jaccottet, Chessex, Rivaz, Pourtalès, Rousseau, Chappaz, Amiel, Cendrars, Borgeaud, de Staël, Constant, etc., etc., etc.

Au vu de ce qui précède, la question qui se pose est: qu’est-ce que la littérature française? Qui est écrivain français? La réponse saute aux yeux: tout ce qui s’écrit en français, sans distinction de nationalité, de race, de religion, de genre, appartient de plein droit à la littérature française. Si on s’en tenait strictement au critère national, beaucoup d’écrivains, considérés communément comme français, seraient exclus, tel Joseph de Maistre ou saint François de Sales.

Il n’existe pas de littérature suisse; au plus une littérature en Suisse, dans les quatre langues, avec des thèmes communs dus à l’histoire, à la géographie, à la politique, à la religion. Max Frisch, Friedrich Dürrenmatt, Robert Walser appartiennent pleinement à la littérature allemande. Pour eux, la question de la nationalité littéraire ne se pose pas, parce qu’il n’existe aucun tropisme culturel dans l’aire germanophone aussi puissant que Paris pour nous, qui sommes captifs de la centralisation monarchique, puis républicaine.

C’est à dessein que je n’ai pas cité la source de la citation initiale: l’auteur est un bon critique et son article sur Bouvier ne mérite que des éloges. Cependant, la persistance de l’arrogance parisienne à l’égard du monde extérieur est exaspérante, surtout que la capitale française a cessé depuis des lustres d’être le centre de l’univers.

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