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Occident express 110

David Laufer
La Nation n° 2223 24 mars 2023

D’où que l’on arrive à Sarajevo, la route plonge soudain d’une hauteur pour dégringoler en lacets jusqu’au fond de cette cuvette. Traversée en son milieu par l’étroite et sombre Miljacka, la ville épouse les flancs escarpés des monts qui l’encerclent. Peu de villes offrent une situation moins enviable. A peine arrivé, on est pressé d’aller retrouver l’air pur des monts boisés qui constituent l’essentiel de ce désert forestier qu’est la Bosnie. En la traversant en voiture, depuis Split en Croatie jusqu’à Belgrade, je me suis demandé comment il était possible que l’on ait versé tant de sang depuis tant de siècles pour se disputer un territoire si inaccessible et si ingrat. Et en me promenant dans Sarajevo, suturée par les cicatrices de tant de guerres, balafrée par les éclats de tant de haine, j’ai tenté en vain de comprendre pourquoi on s’est disputé ces misérables coteaux pendant si longtemps. Je lis qu’il s’agit de ligne de séparation entre Ottomans et Autrichiens, entre islam et catholicisme et orthodoxie, entre slaves et latins. Sarajevo serait sur une ligne de fracture civilisationnelle et ces éruptions de violence, comme autant de volcans, sont le résultat de ces mouvements tectoniques culturels. Pourtant, plus j’entends ces histoires, moins j’y trouve de sens. Il n’y a rien à gagner à Sarajevo. Pas de terres fertiles, de port bien protégé, de nœud stratégique de communication, de minerais précieux. Il n’y a que des escarpements abrupts, un filet d’eau qui les traverse et des ours dans les montagnes environnantes. Il n’y a aujourd’hui que des habitants pris au piège de politiques révulsantes de stupidité et de malice, animés par des haines fratricides qu’eux-mêmes ne savent plus justifier ou, peut-être même, comprendre. J’ai pris un café et mangé un loukoum en contemplant la vieille ville ottomane, un bazar à touristes ponctué d’élégantes mosquées, déambulé parmi les coquetteries art nouveau qui ont assisté à l’assassinat du couple impérial, et puis je suis reparti. Avant de franchir la frontière, j’ai revisité le mémorial de Srebrenica. Et voyant ces milliers de tombes de marbre blanc, en foulant ces champs qui ont vu ce qu’on ne devrait jamais voir, j’ai fait un rêve. Que tous ces gens puissent soudain être privés de mémoire. Que l’on prenne leurs cerveaux et que, comme avec un ordinateur, on efface leur disque dur. Qu’ils oublient instantanément les raisons de leurs haines mutuelles, apprises et patiemment transmises depuis des générations. Qu’ils redécouvrent soudain qu’ils se ressemblent, qu’ils parlent la même langue, qu’ils mangent les mêmes boureks au fromage et boivent le même café amer. Qu’ils oublient toute leur culture et qu’ils reviennent à leur seule nature. Puisque manifestement leur culture, contrairement à sa fonction première, les ensauvage plus qu’elle ne les civilise.

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