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Dialectique de l’internationalisme progressiste

Emile Spahr
La Nation n° 2223 24 mars 2023

Dimanche matin, au fond du canapé, La Nation sur les genoux et Instagram sous l’index. Deux mondes. Dans le second, une amie partage un post mettant en exergue une critique de la FIFA par Alexandra Morgan (douteusement surnommée «Alex»), joueuse étatsunienne: « Je trouve bizarre que la FIFA cherche à avoir une visite de parrainage saoudienne pour la coupe du monde de football féminin quand, moi-même, Alex Morgan, ne serais pas même supportée ou acceptée dans ce pays1 Je souris. C’est agréable de voir une représentante du progressisme culturel batailler avec des organismes internationaux ou islamistes.

Car nous – conservateurs prônant la protection des singularités culturelles et économiques du Pays – sommes sensibles à la conversion de beaucoup de nos compatriotes à l’idéologie du progrès culturel, et à la concurrence civilisationnelle que présente l’Islam. Cette citation souligne le potentiel d’opposition contenu dans une relation encore si peu manifeste.

À mes yeux, la raison principale de cette absence historique d’opposition entre l’internationalisme progressiste et le conservatisme extra-européen est d’ordre sociologique. Car les promoteurs du progressisme culturel international partagent avec les colonisateurs une origine géo-démographique commune: ce sont des Occidentaux. S’étant battus contre la colonisation, ils ne pouvaient réitérer l’application d’une domination globale sans être confrontés à leur inconstance idéologique: «si le progrès culturel est bénéfique pour tous les individus et toutes les sociétés, il sera adopté tôt», se disaient-ils. Et d’ajouter: «cela se fera tout seul». Les générations de progressistes passant, rien ne changea dans le sens souhaité par le progrès. On fit remettre les voiles aux femmes iraniennes. Des guerres ethno-religieuses furent lancées au Cachemire, en Israël. Le comble, c’est qu’on s’échinait à trouver les sources de ce mal en Occident, par le biais des études post-coloniales.

Non pas que les Occidentaux n’agissaient pas hors de leurs frontières. Les progressistes (et certains «conservateurs» acquis à la mondialisation économique) se mirent à bouger discrètement, subventionnant leurs homologues orientaux par des moyens essentiellement économiques. «On ne doit pas ressembler aux colonisateurs» chuchotaient-ils. Mais le progrès ne prenait pas racine.

Plus tard, en 2022, c’est comme si les féministes, les LGBT, les mondialistes, les antiracistes, -fascistes, -colonialistes redécouvraient le Qatar. Ayant si longtemps lutté contre le modèle sociétal dominant en Occident, ils découvraient dans les médias la réalité d’une autre humanité que la leur. S’empourprant honteusement, ils devaient boycotter la Coupe du monde, ne pas allumer la télévision, détourner le regard. Il faut sans doute exclure de la fédération internationale de football les États non-progressistes. «Ils ont des pratiques indignes de l’humanité. Ils ne sont pas civilisés», pensent-ils en substance.

C’est que la civilisation est un terme polysémique: il désigne à la fois un espace culturel et un processus de socialisation. Son premier sens est évident. C’est le second qui nous intéresse. Selon Norbert Elias, la civilisation est avant tout un processus de pacification des relations sociales et d’affinement des mœurs2. On voit donc que la critique de l’incivilité est d’abord un jugement porté sur le retard de certaines catégories sociales ou de sociétés entières par rapport à la position du locuteur. Les progressistes qui observent les sociétés et individus par le prisme de leur propre degré de civilisation ne font donc qu’émettre un jugement culturel (et souvent de classe) ethnocentré. Diriger l’action politique internationale par ce point de vue se révèle n’être, finalement, qu’une résurgence des vieux rêves colonialistes que les progressistes combattaient farouchement en leur temps.

On se réjouit donc de les voir s’échiner à résoudre cette contradiction. On observera probablement des scissions, entre les vieux progressistes ayant encore dans leurs souvenirs les manifestations décolonialistes, et les plus jeunes qui réclameront (et réclament déjà) des actions gouvernementales contre les sociétés «incivilisées». Et ce ne sera sûrement pas «Alex» qu’on mettra en première ligne, même si elle a prouvé son habileté offensive… sur le terrain vert.

Notes:

1   Notre traduction.

2   Voir ELIAS Norbert, 1969. La Civilisation des mœurs.

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