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Keynes et l’autosuffisance nationale

Benjamin Ansermet
La Nation n° 2227 19 mai 2023

John Maynard Keynes fut un économiste dont la pensée connut une évolution importante, passant d’un libéralisme relativement classique à une ferme opposition au laissez-faire et au libre-échange, révolutionnant au passage la discipline. Parmi la seconde partie de ses écrits, un article de 1933 intitulé L’autosuffisance nationale1 a marqué l’histoire de la pensée protectionniste, que nous avions déjà évoquée dans ces colonnes2.

Keynes commence son article en évoquant son éducation qui, comme pour tous les Anglais, lui avait transmis un respect strict du libre-échange. Mais malgré le poids de celle-ci, son avis a évolué, tout comme celui de nombreuses personnes en Angleterre ainsi que dans d’autres pays.

Il commence par revenir sur l’idée que le commerce entre les nations serait facteur de paix. Il ne pense pas que la conquête de marchés étrangers, l’influence dans les structures économiques d’autres pays, la dépendance à ces derniers et le développement de l’impérialisme économique servent la paix. De plus, le libre-échange – ou internationalisme économique – n’a pas empêché la guerre de 1914. Keynes critique aussi l’éloignement qui se creuse entre propriétaires et gestionnaires, créant des problèmes de responsabilité.

Le libre-échange a, certes, apporté un certain progrès technique et un enrichissement, mais cela était dû à des conditions particulières (émigration vers les nouveaux continents et fortes différences entre pays). La spécialisation entre pays est nécessaire pour des raisons de différences de climat ou de ressources naturelles, mais au-delà de ça, il convient de limiter l’imbrication des économies nationales. Une moins grande dépendance aux autres pays permet, selon Keynes, d’être à l’abri des expériences que ces derniers vont mener. Cela doit aussi être un moyen de poursuivre d’autres idéaux.

La suite de l’article est consacrée à la critique du choix des résultats financiers comme seul critère de l’action publique et privée, sacrifiant les valeurs non économiques. Ainsi, on construit des taudis car ils sont rentables, alors qu’une ville superbe ne le serait pas. Nous «n’avons pas les moyens», cela «hypothéquerait l’avenir» – comme si l’avenir était compromis par la création d’une belle ville. La nature est détruite car elle n’a pas de valeur économique et les paysans sont ruinés pour gagner quelques centimes sur le pain. Selon Keynes, c’est l’Etat qui doit en priorité abandonner la logique comptable.

Keynes termine toutefois son article par une critique des méthodes des pays qui, à son époque, tentaient de mettre en œuvre des politiques d’autosuffisance nationale. Il dégage trois dangers à éviter. D’abord, la bêtise, qui pousse le doctrinaire à demeurer dans son seul discours et à ne pas prendre en compte les réalités et les capacités de la société. Ensuite, la précipitation dans la transition d’un modèle à l’autre qui peut causer des destructions de richesse et discréditer l’expérience. Enfin, la censure des critiques, alors qu’elles seront utiles durant ces tentatives qui demanderont du temps et des précisions.

Notes:

1   Le texte est disponible en français sur Cairn.info: https://www.cairn.info/revue-l-economie-politique-2006-3-page-7.htm

2   Voir La Nation n° 2223 du 24 mars 2023.

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