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Occident express 112

David Laufer
La Nation n° 2227 19 mai 2023

En Suisse, nous célébrons Guillaume Tell, qui n’a pas existé mais qui, par ses vertus et son courage, personnifie les ambitions de tout un peuple. L’exploit du fils et de la pomme est universellement connu. On parle moins du carreau d’arbalète par lequel Guillaume assassina Gessler, le bailli haï. Ce fait d’armes reste une note de bas de page pour les écoliers suisses. On préfère de loin le père adroit qui tient tête à l’inique Autrichien, qui sauve la vie de son fils et promet la liberté à son peuple. Il y a des rues à son nom à Paris, à Lille, à Dijon, à Belfort, à St-Gilles et à Düsseldorf, mais une seule à Genève et c’est à peu près tout pour la Suisse. Notre toponymie préfère les noms de fleurs ou de montagnes, les lieux-dits et les personnalités locales, très rarement les élus et encore moins souvent les hommes de guerre. Nous sommes un petit peuple paisible, préférant de très loin la beauté de la nature et le service rendu à l’excellence individuelle, face à laquelle nous sommes toujours un peu méfiants. C’est en tout cas ce que raconte notre toponymie, tout empreinte de neutralité et de prudence. Un annuaire des noms de rues est une longue liste de ce qu’une société aime croire à son propre sujet, un reposoir d’ambitions collectives. Lors d’un trajet en voiture de Paris à Lyon par la Nationale 7, il m’était devenu aisé au bout d’une heure ou deux de deviner quel était le nom de la rue principale du village suivant: République, de Gaulle ou Gambetta. En Serbie, dans la banlieue nord de Zemun, autrefois en Hongrie, on a baptisé il y a peu une rue du nom de Blagoje Jovovi?. Serbe du Monténégro, il a accédé à la notoriété en tirant plusieurs coups de feu sur Ante Paveli? le 10 avril 1957 à Buenos Aires. Paveli? – il mourra en 1959 des suites de ses blessures – avait dirigé la Croatie fasciste et inféodée à Hitler de 1941 à 1944, se rendant ainsi responsable de la mort de centaines de milliers de Serbes, juifs, roms et autres minorités. En traversant le centre de Belgrade, on tombe sur une statue récente de Gavrilo Princip, assassin de François-Ferdinand en 1914, statue qui est elle-même proche de la rue qui porte son nom depuis les années 1950. Dans le petit village de Cerovac, en Serbie centrale, on trouve depuis quelques années une rue Puniša Ra?i?. En 1928, en plein parlement à Zagreb, ce Monténégrin avait assassiné trois parlementaires, dont Stjepan Radi?, grande figure du nationalisme croate, plongeant le royaume de Yougoslavie dans une crise politique qui mènera à l’assassinat du roi Alexandre en 1934 à Marseille. Et Tito? Le Maréchal, qui offrit à son pays paix et stabilité, n’a plus droit qu’à une petite ruelle oubliée des faubourgs de la capitale. A Zagreb, qui s’enorgueillissait encore récemment des origines croates du vainqueur de l’Allemagne, on a débaptisé la place qui portait son nom à côté du théâtre national. Et on réfléchit à la création d’un monument aux victimes de Puniša Ra?i?. En Serbie et dans les pays qui l’entourent, on ne trouve que des statues de sel, à jamais retournées sur un passé corrompu et douloureux.

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