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De l’anthropophagie au génocide -(histoire de la violence)

Jacques Perrin
La Nation n° 2227 19 mai 2023

L’anthropophagie est une pratique récurrente. Depuis la fin du Néolithique, elle est devenue peu à peu illégitime. Accepté dans certains cas, interdit dans d’autres, le cannibalisme ne relevait pas de la pure sauvagerie et obéissait à des normes. Dans un cadre rituel, les Aztèques sacrifiaient des prisonniers de guerre au Soleil, puis partageaient leur chair.

On distingue trois espèces de cannibalisme qui contreviennent à un interdit majeur. Il existe d’abord un cannibalisme de survie. Dans des périodes historiques agitées (invasions barbares, siège de Leningrad, Grand Bond en avant de la Chine maoïste), quand la famine règne, on mange des cadavres. Ce fut le cas également sur l’île de Pâques au XVIIIe siècle, endroit isolé et dévasté écologiquement. En 1972, un avion de ligne uruguayen s’écrase dans les Andes. Après d’intenses discussions, les passagers survivants décident de manger les morts selon des règles précises de consommation et tiennent 70 jours jusqu’à leur sauvetage. Le cannibalisme de vengeance incite à dévorer des ennemis pour terroriser un nouvel adversaire éventuel, chez les Hittites par exemple, et encore durant la guerre du Pacifique, en Irak et en Syrie (en 2015!). Le cannibalisme de folie, très rare, concerne par exemple un étudiant japonais qui, en 1981, tue une condisciple néerlandaise et prélève sur elle 7 kg de chair qu’il mange en trois jours.

Durant le Paléolithique, on tuait les prisonniers au lieu de les soumettre. Il n’était pas possible de les surveiller, on les mangeait parfois. Au Néolithique, on préféra les stocker et les utiliser comme main-d’œuvre d’une économie devenue sédentaire, agricole d’abord puis minière. Au Ve siècle avant J.-C., Athènes comptait 200’000 esclaves parmi 400’000 habitants. L’Afrique fut grande pourvoyeuse d’esclaves, les chefs de tribus collaborant parfois avec des trafiquants arabes, puis européens. Il y eut au IXe siècle des milliers d’esclaves noirs en Irak, les Zanj, qui se révoltèrent trois fois. L’esclavage fut une telle source de souffrances et d’humiliations que les descendants d’esclaves demandent aujourd’hui réparation. Du reste, toutes les formes de violence produisent une onde traumatique durable qu’il ne faut pas négliger. Les derniers esclaves d’Europe furent des Tsiganes roumains, affranchis en 1923. L’Allemagne nazie envisageait dans les années quarante du siècle dernier de réduire en esclavage les peuples slaves pour servir la cause de l’utopie communautaire des paysans et soldats aryens en Russie. Le servage puis le salariat se substituèrent à l’esclavage qui se pratique encore dans quelques pays d’Asie, du Moyen-Orient et d’Afrique.

La mise à sac, la moins douloureuse des violences, ne s’attaque qu’aux biens d’autrui, non aux corps. C’est un mode de vie pour certains peuples nomades qui ne produisent rien, volent ce dont ils ont besoin et détruisent le reste. Le pillage s’accompagne de violences plus lourdes: massacres, incendies, viols et capture d’esclaves. Le Mongol Gengis Khan dit: L’homme éprouve de la joie à attaquer ses ennemis, à les égorger, à monter leurs précieux chevaux de race et à se reposer dans le giron de leurs femmes et de leurs filles. Lors des guerres, le butin assure les salaires des mercenaires. Au XXe siècle, les atrocités de la mise à sac de Nankin par les Japonais en 1937 restent dans les mémoires. De nos jours des phénomènes de ce genre se produisent depuis 2004 au Kivu, à l’Est du Congo.

La sexualité est l’activité humaine la plus associée à la brutalité. Des viols se commettent constamment durant les guerres, parfois contre la volonté des chefs; une armée qui passe son temps à violer et voler devient incontrôlable. A Nankin, en 1937, 20’000 femmes chinoises furent violées par les Japonais. De 1944 à 1945, les Soviétiques outragèrent deux millions d’Allemandes sous prétexte de vengeance. 500’000 femmes ont été violées au Congo depuis 1996. L’incidence du viol reste élevée dans le monde. On compte ces dernières années environ 100’000 viols et 700 homicides par année en France. L’homicide et le viol ne suivent pas la même pente descendante. Autrefois, l’inceste et le viol furent pratiques courantes. La place de la victime dans la hiérarchie sociale déterminait la gravité du crime. Entre le XIIIe et le XVIIIe siècle, on tenait le viol pour un crime moins sérieux que le vol de grand chemin. On s’arrangeait entre familles. La victime endossait la honte, tandis que le coupable était vu avec indulgence. Le viol, parfois rite de passage à l’adolescence, prouvait la virilité des garçons. Au XIXe et XXe, il fut tenu pour un trouble à l’ordre public. On reconnut les effets physiques et psychologiques fâcheux sur les victimes. Les lois devinrent plus sévères. Des questions se posent désormais sur la pornographie exhibant des viols: le spectacle refrène-t-il le passage à l’acte ou au contraire encourage-t-il le crime? Peut-être le féminisme radical provoquera-t-il un retour au puritanisme en assimilant toute pulsion sexuelle à la violence pornographique? Il n’en reste pas moins vrai que le nombre de viols ne diminue pas autant que celui des homicides.

Le génocide consiste dans l’intention, jamais complètement réalisée, de rayer une ethnie de la carte par l’homicide de masse, ce qui implique le meurtre des femmes et des enfants. Quatre tentatives de génocide sont reconnues par les Nations unies: celui des Arméniens par les Turcs en 1915, celui des Juifs et des Tsiganes par les nazis de 1941 à 1945, celui des Tutsis par les Hutus au Rouanda en 1994, ainsi que le massacre de Bosniaques musulmans par des Serbes en 1995, à Srebrenica. Certains pays, l’URSS, la Chine, le Cambodge, ont anéanti une partie de leur propre population pour des raisons idéologiques. Les génocides et les massacres sont toujours niés par une partie de leurs auteurs ou des descendants de ceux-ci. Les raisons alléguées pour les commettre sont une lutte prétendue contre un mal absolu ou l’épisode nécessaire d’un cycle de vengeances et de contre-vengeances. La guerre facilite l’exécution d’un génocide. Pour le perpétrer, il faut qu’une partie de la population civile soit complice. Le racisme, le sadisme et l’obéissance aveugle expliqueraient cette complicité. Pourtant les tueurs n’ont pas vraiment d’idéologie; les psychopathes sont peu fréquents (parfois condamnés en Allemagne par les tribunaux SS eux-mêmes); les exécuteurs sont rarement obligés de tuer. On ne trouve pas d’explication convaincante au recul de civilisation que constituent les génocides au XXe siècle.

Nous nous dispenserons pour l’instant de traiter de la cruauté et de la torture, thèmes indiciblement effrayants.

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