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La civilisation n’est pas un cadre politique

Olivier Delacrétaz
La Nation n° 2228 2 juin 2023

Il y a une trentaine d’années, Samuel Huntington1, professeur américain de sciences politiques, publiait Le choc des civilisations. Il défendait la thèse que les Etats-nations – entités politiques qui superposent un territoire délimité par des frontières, une identité collective et un appareil étatique – sont en voie d’être remplacés par ces entités plus vastes qu’on nomme civilisations. Ce sont elles, désormais, qui conduiront les guerres et négocieront la paix.

La thèse est difficilement vérifiable, ou falsifiable, tant les réalités que désigne le terme sont floues et mouvantes. On parle de «civilisation française», mais aussi de «civilisation européenne», de «civilisation occidentale», de «civilisation chrétienne, de «chrétienté», sans qu’on sache très bien où commencent et s’arrêtent ces diverses notions, et comment elles se structurent entre elles.

Ce qui est certain, c’est que toute civilisation se perçoit elle-même comme l’accomplissement indépassable de l’humanité. Ce sentiment de supériorité la pousse, soit à fermer hermétiquement ses frontières à ceux qu’elle considère comme des primitifs, voire des «non-humains», soit à s’étendre jusqu’aux confins du globe, au besoin par la force.

La civilisation moderne, celle de l’égalité, de la démocratie et des droits de l’homme, se considère elle aussi comme un aboutissement indépassable. Elle aussi est conquérante et veut imposer ses «valeurs» au monde entier, dût-elle transgresser le «droit des peuples à disposer d’eux-mêmes»2.

Il ne faut pas opposer la nation et la civilisation, seulement les différencier, notamment quant à leur réalité politique.

Dans l’Etat-nation, les frontières territoriales délimitent au mètre près l’espace dévolu à l’exercice du pouvoir. Au-delà commence immédiatement l’espace dévolu à l’Etat voisin. Défendues de part et d’autre, morcelant le pouvoir, les frontières sont un facteur d’équilibre entre les Etats. Par leur netteté et leur stabilité, elles contribuent au maintien de l’ordre international.

C’est le territoire aux frontières incertaines qui aiguise l’appétit des Etats voisins.

Les frontières de la civilisation sont au contraire imprécises par essence, n’étant pas territoriales, mais culturelles, philosophiques ou religieuses. Cette imprécision n’est pas un problème. Une civilisation peut s’étendre sans dommage pour les autres cultures. On le constate avec l’influence du Japon sur les impressionnistes européens et américains, ou de l’art africain sur les peintres cubistes, entre mille autres exemples. Mais cela se passe en dehors des questions de pouvoir ou de politique.

A l’intérieur de ses frontières protectrices, la Suisse a pu rester relativement libre face à des Etats ou des alliances d’Etats cent fois plus puissants qu’elle. L’appartenance évidente des cantons romands à la civilisation française ne nous a pas entraînés dans la dernière guerre mondiale: le Conseil fédéral d’alors pensait en termes de défense du «territoire national», et non de défense de la civilisation. Notre destin politique était d’ailleurs disjoint de celui de la France depuis des siècles.

Pour ce qui est de la guerre en Ukraine, en revanche, nos autorités fédérales se sont mises à penser en termes de défense de la civilisation, d’où leur incapacité à résister aux pressions de l’OTAN: dès qu’on adopte cette perspective, les frontières n’ont plus aucune signification, et la neutralité non plus.

La nation est une réalité stable, la civilisation est un mouvement. L’évolution de la guerre d’Ukraine illustre bien la différence. Commencée comme une guerre entre deux Etats, motivée par une revendication territoriale précise et limitée, elle a tourné rapidement à l’affrontement entre deux civilisations. Le président Zelensky semble encore tenir un discours nationaliste: bouter les Russes hors du territoire ukrainien et de la Crimée. Mais lui et son discours sont emportés par le mouvement général. Et ce mouvement n’a plus de finalités politiques précises: la «défense de la civilisation» commande que l’on fasse la guerre, alors on la fait, c’est tout. La civilisation européenne s’est muée en un grand discours moral, tenu par une masse indistincte et belliqueuse, agissant réactivement et sans but militaire ou politique clair.

En fait de finalité, le président Biden a proclamé sa volonté d’affaiblir la Russie au point qu’elle ne puisse plus jamais livrer une guerre d’agression. Il est rigoureusement impossible de traduire ça en termes concrets. La civilisation semble en réalité incapable de mettre un terme politique raisonnable aux guerres qu’elle inspire.

On peut être tenté d’entrer dans les perspectives huntingtoniennes. Défendre la civilisation est au premier abord plus enthousiasmant que se charger quotidiennement, année après année, du fardeau national. On se sent vivre plus librement, plus pleinement. On crée des réseaux internationaux de correspondants, on organise des congrès européens, on participe à des soupers inoubliables… avec, au bout, l’inévitable gueule de bois de la désillusion politique.

En ce qui nous concerne, nous avons choisi la perspective plus astreignante et moins spectaculaire de la politique nationale, de la défense des souverainetés cantonales, de la neutralité armée intégrale, parce que nous croyons que l’important, pour un Etat comme pour un mouvement politique, c’est de durer et de s’enraciner, pas de briller de mille feux sans lendemain.

Notes:

1      Samuel Huntington, Le choc des civilisations, Paris, 1996.

2     C’est l’une des contradictions théoriques de la démocratie qui, tout en les évoquant l’une et l’autre avec une conviction égale, est constamment contrainte d’opposer l’égalité des individus et l’égalité des peuples.

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