Comprendre
Comprendre. Mais quoi? La guerre, la violence, la cruauté. Telle est l’ambition affichée par l’historien Stéphane Audoin-Rouzeau dans La part d’ombre, livre d’entretiens conduits au début de la guerre en Ukraine.
Depuis Hérodote et Thucydide, l’enquête a porté sur les guerres. On a donné parfois de celles-ci une lecture politique héroïsante, regardant les batailles d’en haut, idéalisant les grands chefs devant les cartes d’état-major. Né en 1955, Audoin-Rouzeau a renouvelé l’approche de la Grande Guerre, qui ne fut pas seulement un conflit industriel où l’on ignorait qui on tuait ou par qui on serait tué, mais aussi une lutte des corps dans la boue des tranchées. Depuis plus de trente ans, il pratique une histoire au ras du sol. Ses recherches portent sur les groupes militaires primaires. Il écoute les acteurs d’en bas, soldats, sous-officiers, officiers subalternes, et observe ce que produisait l’artisanat des tranchées (dagues, cannes, pipes, objets du quotidien), lit les lettres, les journaux intimes, la presse de terrain. Il veut comprendre l’homme, adossant l’histoire à l’anthropologie. Comment les combattants ont-ils tenu dans cet enfer? Quel fut le rôle du sentiment patriotique ou de la religion? L’historien dépasse l’opposition stérile entre contrainte (privilégiée par la gauche) et consentement (loué par la droite) qui se sont entremêlés dans des proportions variées durant quatre ans. Il examine de près le sensible, les effets physiques du combat: vomissements, perte de maîtrise des sphincters, évanouissements, fuites en avant, hypertension, asthme, ulcères. Il décrit les gestuelles de violence et de cruauté, ayant aussi étudié le génocide rwandais sur le terrain: atteintes à la filiation, viols collectifs devant les proches, visages rendus méconnaissables, cadavres découpés et morceaux réassemblés dans des configurations anatomiques impossibles. Les violences extrêmes et la cruauté «accompagnent presque partout l’activité guerrière contemporaine, dit Audoin-Rouzeau, je ne les considère pas comme des accidents, des bavures périphériques, mais comme le sens même de la guerre aux yeux de ceux qui la font. Enoncer ces pratiques est pénible: il y a une part d’obscénité dans cette énonciation. Un grand froid s’installe, un raidissement de l’auditoire. Il faut veiller à ce que l’on dit et à la façon dont on le dit: la lecture d’un témoignage atroce exige ainsi de grandes précautions dans le ton. Quant aux images, je n’en montre pratiquement jamais. La cruauté est un langage, celui des bourreaux, dont certains rient en torturant.
Comprendre, c’est prendre ensemble des expériences et des vécus afin d’en dégager des généralités. Audoin-Rouzeau s’intéresse aux petits faits: J’aime m’approcher de l’infiniment petit – en regard de la magnitude des événements historiques qui m’intéressent, s’entend – parce que je vois mieux, je comprends mieux ainsi. Or je n’écris que pour comprendre.
L’historien cherche à conformer ses écrits à l’objet étudié. Il pratique l’égo-histoire, consistant à mettre à plat les préjugés personnels qui affectent l’objectivité. Il se méfie de la politique: Je crois peu à mes propres idées politiques et j’estime en outre important d’y croire le moins possible. Cela nuit beaucoup à ma compréhension de ceux qui y croient beaucoup. De même, je n’aime guère le pouvoir. Cela entrave fortement ma compréhension de ceux qui le recherchent.
L’historien cite la phrase fameuse de Charles Péguy: Il faut toujours dire ce que l’on voit: Surtout, il faut toujours, ce qui est plus difficile, voir ce que l’on voit. Certains sociologues souffrent de cécité à l’égard du phénomène guerrier, alors qu’ils ont connu de près l’expérience du feu. Norbert Elias (1897-1990), sociologue réputé, est «le plus séduisant obstacle au déploiement d’une histoire de la violence de guerre» selon Audoin-Rouzeau. Elias croyait en effet à un processus continu de civilisation des mœurs. Il avait combattu dans l’armée allemande pendant la Grande Guerre sans jamais parvenir à raconter son expérience, souffrant de la «pulsion de silence» propre aux rescapés. Il eut de la peine à seulement envisager une seconde guerre mondiale. Dans les années quatre-vingts, il surmonta son déni: La guerre semble le sort éternel de l’humanité, écrivit-il dans Humana conditio. Elias crut aussi que le sport ferait office de guerre sans victimes. Or de nos jours, les arts martiaux traditionnels sont supplantés par le free-fight et les mixed martial arts (MMA), pratiques très violentes presque sans règles, commercialement profitables. Au contraire, George L. Mosse, juif comme Elias, comprit qu’il ne fallait pas adopter une attitude de victime quand on fait de l’histoire et chercha, en s’approchant d’anciens nazis, à comprendre la séduction qu’ils exerçaient. Mosse nommait «brutalisation» l’habitude de tuer que la Grande Guerre avait instillée à certains combattants. Ceux-ci, revenus à la vie civile, supprimaient sans scrupule des adversaires politiques pour le compte de partis extrémistes.
La recherche sur le terrain met en question les notions d’objectivité et subjectivité. A propos du génocide des Tutsis rwandais, Audoin-Rouzeau énonce ce paradoxe: C’est quand notre subjectivité est la plus engagée qu’on a le plus de chances d’être objectif. Lorsque vous visitez des lieux de massacre, que vous rencontrez des rescapés à la vie saccagée, il me semble que le choix d’une « distance» de chercheur a quelque chose d’indécent (bien que l’histoire, selon Audoin-Rouzeau, n’ait pas à s’ériger en tribunal a posteriori). Une subjectivité engagée peut constituer une clef d’objectivation. Parce qu’entre ces deux pôles apparemment antinomiques, se loge une opération essentielle: celle qui consiste à comprendre.
Catholique conservateur, marié et père de trois enfants, Audoin-Rouzeau, pessimiste foncier à ses propres yeux, provoque ses doctorants très majoritairement «de gauche». Son enseignement jouit pourtant d’un certain prestige parce que le souci de l’historien pour les gens d’en bas exprimerait une sensibilité progressiste. Gauchiste dans sa jeunesse, il attendait des fascistes qui ne sont jamais venus: J’ai quitté ce champ de bataille absurde et aujourd’hui, en profondeur, je ne crois pas davantage aux idées de droite que je ne croyais vraiment, dans ma jeunesse, aux idées de gauche.
Les idées, mousse légère, disait Marcel Regamey. La capacité de saisir l’expérience concrète et de la relater prime.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Mouvement écologique perpétuel – Editorial, Félicien Monnier
- Canton – Pierre-Gabriel Bieri
- Sièges éjectables? – Jean-François Cavin
- Passé simple, un numéro sur Orbe – Yves Gerhard
- Les Rochat, une saga – Jean-Blaise Rochat
- La civilisation n’est pas un cadre politique – Olivier Delacrétaz
- Revendication du salami – Benoît de Mestral
- Au service de l’histoire constitutionnelle suisse – Lionel Hort
- Le siècle des limaces – Le Coin du Ronchon