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Occident express 115

David Laufer
La Nation n° 2236 22 septembre 2023

Mon amie, la vingtaine florissante, se lamentait: «Ma grand-mère est morte, c’est bien dommage, mais la vérité, c’est que c’était une femme détestable avec laquelle je n’avais plus de contacts depuis des années. Au nom de quoi est-ce que je dois aller à son enterrement?» Je hochais du chef, jusque-là rien de nouveau. «Le pire, c’est que tout le monde pense la même chose, mais que je n’ai pas le droit de le dire. Ça les effraie lorsque je dis ce que je pense. Mais eux pensent exactement la même chose! Pourquoi devons-nous tous être malheureux ensemble!» La Serbie est une société patriarcale. Ce type de société est organisé de haut en bas, on fait partie d’un collectif avant d’être un individu, et on favorise la force physique, donc les hommes. C’est une organisation strictement défensive centrée sur la survie dans des conditions extrêmes, où l’on ne fait confiance à personne en dehors du groupe. Les siècles ont habitué les Serbes (comme les Russes et les Chinois) à devoir se défendre contre de nombreux ennemis, et contre la faim. En cas de danger, c’est une éthique de vie aussi rude qu’efficace. En cas de paix, tout le monde en souffre intensément. Chaque groupe familial étendu est une forteresse médiévale: des murs épais et sans fenêtres, des bâtiments déployés en cercles concentriques autour du donjon, et des systèmes de herses et de pont-levis pour décourager toute entrée ou sortie. C’est donc une société où règnent le secret, la méfiance et surtout l’obligation, que l’on pourrait, pour les besoins de l’exercice, distinguer du devoir. Le devoir est un sens moral personnel qui vient du dedans, enseigné ou non par l’éducation, et qui guide nos actions sans contrainte. L’obligation est imposée du dehors, elle nous contraint à agir d’une certaine façon. «Je suis votre obligé» ou «je n’ai fait que mon devoir». Autrement dit, le devoir est individuel, il est le reflet des valeurs et des expériences qui forgent notre personnalité. Il ne demande rien en retour et n’exige aucune preuve. L’obligation est sociale, elle est la première ligne de défense d’une société qui se conçoit comme un tout, et non comme une addition d’individus. L’obligation régit les liens des uns aux autres, notamment par le chantage et la manipulation, elle les hiérarchise et les comptabilise car elle n’existe que pour se prouver aux autres. Les formes d’organisation sociale ont ceci de tragique qu’elles survivent très longtemps aux circonstances qui les ont rendues nécessaires. La société serbe – et c’est probablement la source première de ses difficultés – est mue par des dynamiques dont les coordonnées ont disparu il y a plusieurs décennies: la faim, la guerre, la paysannerie, l’inexistence de l’individu, la vie en groupe familial dans une seule maison. C’est pourquoi mon amie se lamentait. Elle appartient à une génération nourrie au sein l’individualisme occidental, pour laquelle ces mécanismes sociaux d’un autre âge sont devenus incompréhensibles et révoltants. Avec ses contemporains, elle a entamé sans s’en rendre compte une révolution anthropologique considérable, qui verra cette Serbie médiévale définitivement disparaître. En attendant ce jour glorieux, elle fera demain le trajet vers le village de son enfance. Elle y assistera, sans lâcher une seule larme mais dans une très jolie robe noire, à l’enterrement de son aïeule, qui, n’ayant jamais eu la chance de pouvoir être elle-même, passa sa vie à s’en venger sur les autres.

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