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La guerre, l’anéantissement ou l’attrition

Edouard Hediger
La Nation n° 2236 22 septembre 2023

La Première Guerre mondiale et la Révolution russe ont généré d’importants débats intellectuels au sein du corps des officiers de la jeune Armée rouge des années vingt. Parmi eux, Alexandre Svétchine, né en 1878 dans une famille au service de l’armée impériale, puis passé dans le camp bolchevique en 1918, fait figure d’innovateur. Son ouvrage principal, Stratégie1, devient rapidement la lecture incontournable des écoles militaires soviétiques et il est nommé professeur à l’Académie d’état-major général par Trotsky.

Svétchine définit les contours d’une nouvelle discipline, l’art opératif, censé redonner corps à la relation entre tactique et stratégie afin d’éviter les massacres stériles de la Grande Guerre. Notion fondamentale, l’adversaire y est considéré comme un système militaire, politique et économique résilient et robuste qui ne peut plus être renversé par une bataille unique et frontale, mais qui doit l’être par un choc systémique. Il ne s’agit plus de détruire l’adversaire mais de le sidérer et de le désorganiser dans la profondeur. En entamant la cohérence même du système adverse et en neutralisant ses différents éléments, on lui ôte toute cohésion et il s’effondre. La désorganisation d’un système doit se faire à la fois horizontalement en séparant les éléments les uns des autres, et verticalement en détruisant le lien entre le front et l’arrière.

Ce choc systémique peut être atteint de deux manières fondamentalement opposées, soit par l’anéantissement foudroyant du système adverse, soit par son usure graduelle. Svétchine souligne néanmoins que les armées de masse modernes, l’immensité des fronts et les capacités industrielles des puissances rendent la victoire par anéantissement assez improbable, du moins très difficile parce qu’elle nécessite une grande supériorité tant qualitative que quantitative sur l’adversaire. Aussi, conscient des limites de l’Armée rouge d’alors, préfère-t-il l’attrition, l’usure, pour éviter de prendre des risques énormes dans la recherche d’une victoire rapide, un fusil à un coup. L’usure de l’adversaire est obtenue par une suite d’opérations séquentielles dont les effets se cumulent.

Pourtant, pour les officiers les plus en avant-garde de la révolution bolchevique, l’achèvement du socialisme par les armes ne pouvait être que rapide et glorieux. Aussi, ce sont les partisans de l’anéantissement, notamment le maréchal Toukhatchevski, qui gagnent la bataille doctrinale. Svétchine, dont l’approche est jugée trop timorée, est progressivement relégué en marge des états-majors puis déporté au Goulag. Critique envers Staline, il meurt dans les purges en 1938 (Toukhatchevski aussi d’ailleurs). Néanmoins, ses écrits restent fondateurs et structurants dans la pensée militaire soviétique puis russe.

L’Histoire lui donnera d’ailleurs plutôt raison. Les opérations soviétiques de la Deuxième Guerre mondiale sont hautement attritionnelles, même si l’opération en Mandchourie en août 1945 met à genou en quelques jours une armée impériale japonaise déjà proche de la reddition. Il faut regarder du côté du Printemps de Prague, ou de l’invasion initiale de l’Afghanistan en 1979 pour trouver des exemples de campagnes d’anéantissement réussies, moyennant néanmoins des forces plusieurs fois supérieures. Même en prenant en compte la Guerre des six jours ou la première Guerre du Golfe côté occidental, les exemples sont rares.

Pour les penseurs militaires soviétiques, la Guerre froide confirme néanmoins l’impératif de l’anéantissement. Il faut vaincre les armées de l’OTAN avant la montée aux extrêmes nucléaires et éviter une guerre de longue haleine qu’on sait ne pas pouvoir gagner contre la puissance industrielle des Etats-Unis. On imagine une guerre fulgurante où la frontière française est atteinte en quelques jours, et on s’en donne les moyens (l’armée soviétique en 1990 comptait plus de 8 millions d’hommes). Cette recherche de l’anéantissement devient un mantra dans la pensée militaire soviétique puis russe. Elle est constamment renouvelée par le développement d’outils comme les actions dans les espaces cyber ou informationnels qu’on espère voir contribuer au choc systémique en complément des armes conventionnelles.

L’opération russe de février-mars 2022 en Ukraine reposait justement sur une campagne d’anéantissement devant prendre Kiev et séparer les organes de conduite politique de la capitale de leur armée stationnée dans le Donbass. La rapidité d’une telle opération avait l’avantage de court-circuiter les réactions occidentales, d’obtenir un fait accompli avant une éventuelle mobilisation ukrainienne et d’éviter une mobilisation à domicile que Vladimir Poutine savait impopulaire. Le succès par l’anéantissement était autant une évidence culturelle qu’une nécessité politique. La faisabilité d’une telle opération reposait néanmoins sur le postulat de la supériorité militaire russe sur l’Ukraine, et sur l’absence de résilience politique, sociale et militaire ukrainienne.

Si Svétchine était conscient des limites de l’armée soviétique, il semble que la Russie de 2022 n’ait pas pris en compte la contrainte de disposer d’une écrasante supériorité sur l’adversaire, nécessitant justement une mobilisation préalable. Le contingent russe d’alors, bien trop sous-dimensionné pour obtenir un anéantissement, s’est rapidement enlisé. A cela s’ajoute une incompréhension profonde du système de l’adversaire, pourtant prérequis à la pratique de l’art opératif.

L’offensive ukrainienne de l’été 2023 pâtit des mêmes attentes irréalistes. Les soutiens occidentaux de Kiev et leurs médias appelaient à une opération éclair devant mener à l’effondrement de l’armée russe qu’on disait au bout de ses capacités. Tous espéraient voir au TJ les grandes flèches bleues perçant au travers des lignes rouges censées donner aux opinions publiques et décideurs un retour sur leurs investissements.

Pourtant, ils ont eux aussi oublié que l’anéantissement nécessite une supériorité qualitative et quantitative importante. Certes, l’armée ukrainienne est techniquement et tactiquement supérieure à une armée russe grevée par des pertes importantes, notamment en cadres, qui ne sont pas compensées par la mobilisation continue. Mais cette supériorité ne se concrétise pas dans la masse indispensable pour obtenir une décision rapide. De plus, les livraisons d’armes à l’Ukraine sont bien en deçà de ce qui aurait été nécessaire à l’anéantissement des lignes russes de 2023.

L’Ukraine s’est quant à elle piégée sur le plan politique par sa communication volontariste promettant une victoire rapide aux opinions occidentales lassées de cette guerre. Il semble néanmoins que, sur le terrain, elle soit consciente des limites de son armée. Au lieu de rechercher un anéantissement dont aurait probablement résulté la destruction de ses propres forces sans avancée probante, elle s’est au contraire engagée dans une phase attritionnelle, réduisant peu à peu les défenses russes en espérant trouver une faille avant la fin de la saison propice à la manœuvre.

Les conditions de l’anéantissement ne seront plus remplies en Ukraine. La guerre d’attrition que les Russes voulaient absolument éviter depuis la Première Guerre mondiale et les disputes doctrinales des années vingt est aujourd’hui inexorable. Nous sommes arrivés à un étiage des hommes et du matériel. Les stocks sont vides des deux côtés et ce qui est produit est consommé en flux tendu sur le champ de bataille.

Il convient de se demander de manière générale si la guerre moderne n’est pas condamnée à passer par l’attrition. Avec la multiplication des senseurs, drones, satellites et guerre électronique, la transparence du champ de bataille empêche la concentration des forces nécessaires à un anéantissement dont le succès repose aussi sur la surprise. La prépondérance des feux favorise de même l’attrition puisque la guerre devient un duel d’artillerie toutes portées, conditionnant largement le destin des manœuvres dans la profondeur.

Svétchine avait raison de mettre en garde contre le fantasme d’une décision éclair sur le champ de bataille. Il soulignait que l’issue d’une guerre dépend de la partie qui parvient à mobiliser pendant toute la durée d’une longue confrontation. La guerre d’attrition vide les tiroirs et use les cœurs et les esprits. Cela doit être compris à nouveau par nos sociétés occidentales démilitarisées.

Notes:

1   Stratégie (?????????, 1926) n’est pas traduit en français. L’ouvrage suivant en donne néanmoins les notions fondamentales: Lopez, Jean, Bihan, Benoit, Conduire la guerre: Entretiens sur l’art opératif, Perrin, 2023, 284 p.

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