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Une célébration du monde ouvrier

Jean-François Cavin
La Nation n° 2241 1er décembre 2023

Les élections fédérales sont passées; on peut donc parler du livre de souvenirs de M. Pierre-Yves Maillard sans risque d’interférer avec la campagne politique et le scrutin. On en parle ici d’une part parce que c’est un bel écrit, d’autre part parce qu’il pose un important problème relatif à l’action syndicale.

Dans ce recueil d’histoires vécues, on trouve beaucoup d’évocations du temps de la jeunesse de l’auteur – qui nous fait même remonter, au fil des souvenirs de famille qu’il a recueillis, deux générations avant la sienne – et une narration très précise des heures les plus marquantes de sa carrière de syndicaliste, comme secrétaire romand de la FTMH pendant quelques années. Presque rien en revanche sur ses mandats de conseiller national et sur ses quinze années de fonction au sein du Conseil d’Etat.

Toute l’histoire personnelle et professionnelle de M. Maillard est marquée par l’appartenance à la classe ouvrière. Il ne craint pas d’utiliser ce terme qui pourrait paraître un peu daté; qui plus est, il le magnifie. Ses grands-parents étaient d’un milieu modeste en terre fribourgeoise, paysan d’un côté, ouvrier du bâtiment de l’autre. Ils se sont fait une place au soleil à force de courage et de travail. Ses parents, venus dans l’ouest lausannois, ont dû aussi vivre chichement à plus d’une époque de l’existence familiale, et n’ont jamais baissé les bras. Mais il n’y a jamais d’amertume ni de misérabilisme dans le rappel de jours parfois difficiles; au contraire, une certaine fierté d’appartenir à un monde où l’on a le sens de l’effort, de la belle ouvrage et de la dignité humaine.

Dans ses souvenirs de luttes ouvrières, le syndicaliste rend hommage à une série de militants et de militantes qui ont su s’exposer, entraîner leurs collègues, tenir bon dans les conflits. Cette manière de mettre en évidence et d’honorer des mérites individuels doit être soulignée dans un récit qui pourrait être inspiré par les attraits du collectivisme.

Une large part de l’ouvrage est consacrée aux conflits du travail auxquels M. Maillard a pris une part importante, voire déterminante: chez SAPAL, Coca Cola, Iril, Stellram, Metalcolor, Filtrona, d’autres encore, ainsi qu’à Novartis (où M. Maillard, devenu alors conseiller d’Etat, rend hommage à M. Philippe Leuba, qui a mené la résistance officielle contre la fermeture du site de Prangins).

Il faut bien reconnaître que, dans la plupart de ces cas, la partie patronale n’était pas sans reproche. On avait souvent affaire à des financiers plutôt qu’à des industriels, qui voulaient plutôt retirer leurs billes que maintenir l’usine lorsque la situation économique devenait difficile. Face à eux, la tenacité syndicale, opposée aux licenciements voire à la fermeture, avait davantage de tenue; elle a d’ailleurs été plus d’une fois couronnée de succès.

Mais la narration des événements, qui exalte la confrontation, met en évidence une pratique anormale: le personnel et son syndicat, après quelques discussions avec l’employeur, engageaient la lutte par une action de force, notamment l’arrêt de travail, au lieu de recourir à un organe de conciliation. Or ces instances existent, selon diverses conventions collectives de travail et, à défaut, selon la loi vaudoise sur la prévention et le règlement des conflits collectifs, qui oblige à saisir l’Office de conciliation et d’arbitrage, constitué sous présidence neutre, et qui interdit le recours à la grève ou au lock-out dès et aussi longtemps que cet office est saisi du cas.

L’Office cantonal de conciliation a souvent fait œuvre utile, en rapprochant les parties, en favorisant la discussion, en suggérant des solutions, préservant ainsi la paix du travail, si précieuse pour notre pays. Autrefois, quand Alain Wurzburger, alors avocat avant de devenir juge fédéral puis de présider notre Haute Cour, était à la tête de cet office, son autorité naturelle en imposait et sa compréhension du problème en éclairait déjà la solution; il ne faisait pas bon lui raconter des histoires peu crédibles, car un petit sourire en coin faisait rentrer l’imprudent sous terre.

Pourquoi alors ne pas mettre en évidence, du côté syndical aussi, la valeur de cette procédure? Pourquoi privilégier le combat aux pourparlers? Un syndicaliste des plus honorables, le regretté Gérard Forster, disait une fois à ce propos: «Il faut mobiliser nos gens.» On est conscient que les salariés, par manque d’esprit de corps, ou par timidité, ou par peur des sanctions, ne sont pas spontanément prêts à développer une action solidaire. Mais ce n’est pas un motif suffisant pour ignorer la loi et les bienfaits à long terme de la paix du travail. La préparation d’un dossier de conciliation et, le cas échéant, la satisfaction du succès obtenu sont aussi de bons facteurs de mobilisation.

Il y a probablement, moins prosaïquement, une part de romantisme et de nostalgie des grandes luttes ouvrières, qui furent peut-être légitimes en d’autres temps et sous d’autres cieux. Mais la fierté du monde ouvrier peut aussi s’affirmer dans le respect des usages et des règles qui font le succès et l’honneur de notre pays.

Références:

Pierre-Yves Maillard, Un vélo pour Noël, éd. de l’Aire, novembre 2022, 210 p.

Un vélo pour Noël, c’est le cadeau qu’un ouvrier portugais a pu faire à sa fille après une grève victorieuse chez Metalcolor.

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