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Sur les chemins noirs

Olivier Delacrétaz
La Nation n° 2247 23 février 2024

«Sur les chemins noirs»1, c’est un long poème en prose, une promenade naturaliste et géologique, le journal clinique, sans trop d’états d’âme, de la lente et difficile réhabilitation d’un corps brisé, la pénitence physique que Sylvain Tesson s’inflige à lui-même pour avoir traité sa propre vie avec trop d’épuisante légèreté. C’est encore une théorie de la fuite individuelle, loin d’un monde vide et délocalisé, une évocation des retombées morales et sociales des trente glorieuses, quand Pompidou était gros et la France prospère. C’est enfin une philosophie de la marche, avec ses effets d’alambic moral dissolvant les scories, cette activité première, propice à la perception plus qu’à la réflexion, qui recentre l’homme d’aujourd’hui, lui impose un tempo juste dans un temps partagé avec le monde, et le soustrait à la vitesse qui chasse le paysage.

Tombé d’un toit, émietté de la tête aux pieds, rattrapé in extremis par les médecins et remis debout tant bien que mal, Tesson réalise la promesse faite sur son lit d’hôpital: Si je m’en sors, je traverse la France à pied.

Chaque phrase de Tesson est inattendue par sa structure et par sa sonorité. Rien de ce qu’il dit n’est indifférent. On voudrait citer chaque paragraphe. S’il manifeste quelque amertume, cette amertume reste douce et son esprit clair. En d’autres termes, tout le monde devrait le lire, à petites gorgées attentives, comme un vieux rouge qu’on boit sans se presser, long en bouche et discrètement capiteux.

Le premier jour, le pèlerin, encore faible et douloureux, s’ébranle et meut son corps en loques en direction du col de Tende. Il est pour l’heure à droite en bas de la carte. Une diagonale approximative l’attend, qui le conduira, de la fin du mois d’août au début de novembre, à gauche en haut, au nord du Cotentin.

Des graminées blondes balayaient l’air du soir: cela commençait donc plutôt bien.

Exigence supplémentaire, il restera, autant que possible, dans l’«hyper-ruralité». C’est ainsi que les experts, ces spécialistes de l’invérifiable, nomment les zones privées d’autoroutes, d’internet, de ronds-points et de supermarchés, malédiction à leurs yeux, thébaïde pour Tesson. Sur ces chemins noirs, dans les forêts laissées à elles-mêmes, dans les campagnes abandonnées, sur des chemins en train de disparaître par absence d’utilisateur, il découvre et nous restitue une France résiduelle, retournant à la nature par voie de friche, parsemée de ruines, murs moussus, bergeries et couvents, conservant des restes de l’enracinement paysan et rappelant les rythmes saisonniers auxquels se soumettaient le corps et l’esprit des hommes, où les choses évoluaient au gré de la vie et sans agitation, une France habitée aujourd’hui par quelques retraités mutiques, rentrés au pays de leur enfance et survivant dans le refuge de leur mémoire. C’est aussi une France de calcaire, de schiste, de lave et de granit, support d’une végétation laissée à elle-même, rare ou profuse, où grouille la vie animale, orvets, abeilles, chouettes, grenouilles, rapaces, sangliers, dans les creux remplis d’eau, dans les airs, les marais, les crêtes rocheuses. Les sentes ont l’air de serpents en fuite.

Il doit parfois composer avec le progrès, s’infliger une marche sur le bitume, supporter d’entendre au loin le râle de l’autoroute, traverser les quartiers pavillonnaires, les zones commerciales, parking pleins, ouvertures et promotions permanentes, élevages de volaille exhalant leur odeur acide et suant la souffrance.

Il faut encore s’imposer le silence à soi-même, faire taire les souvenirs de voyages et les innombrables références poétiques qui bruissent en permanence dans la tête: ce fatras d’analogies m’encombrait.

La politique est absente de l’ouvrage, tout au plus les irritations d’un amoureux de la nature à l’égard des techniciens qui pensent maîtriser le monde en l’aliénant. Notons tout de même une pique pour l’Union européenne, équarisseur du vieil espace français, et une autre pour la méduse du […] globalisme. Pas d’idéologie non plus, pas de système explicatif, pas de solution générale, pas d’appel à la mobilisation, refus explicite d’une théorie politique du bocage, juste un marcheur qui s’accroche poétiquement aux lambeaux d’un passé, au fond tout proche. Reprochera-t-on à l’auteur d’évoquer Maurras, à sa manière, en posant que marcher sur les chemins noirs permettait la découverte d’un pays mêmement illégal et irréel?

Tesson aime les chemins noirs, et tout autant la lumière: Quand le soleil frappe le calcaire, il diffuse l’odeur de la lumière. L’Aubrac est cravaché de rayons. Ailleurs, les buis luisaient, cirés de lumière. Ou encore ceci: Une lumière de pastel meringuait les labours. Enfin, les vignes rendraient bientôt en gaieté ce qu’elles avaient raflé en lumière.

Nostalgie? Craignant la ringardise, j’avais considéré la nostalgie comme une maladie honteuse, écrit-il. Mais cette marche, traversant ces villages où tout ce qui n’était pas fermé était à vendre, ce qui était à vendre ne trouvait pas d’acquéreur, contraint Tesson à l’aveu de sa nostalgie. J’aimais la substance des choses, la musique des objets, la promesse des soirées piquées de lampions. Et ce chant-là du monde, je ne l’entendais pas en ces corridors.

Passant non loin de Sérignan, il évoque Jean-Henri Fabre et ses «Souvenirs entomologiques»: Leur lecture m’avait appris qu’on pouvait s’ouvrir au monde dans le secret d’un jardin, fonder un système de pensée en regardant les herbes.

A plusieurs reprises, des amis feront à ses côtés un bout de chemin noir, avant de reprendre leurs propres vagabondages. Sa sœur Daphné le rejoindra, mais brièvement, n’étant pas disposée à vivre une vie de bivouac traversée de frelons.

Si son état général s’améliore dès la mi-septembre, Tesson reste fragile et les nuits passées au grand air, parfois sur des escarpements, parfois à la pluie, et traversées d’insomnies telles qu’il attend fiévreusement la levée d’écrou de l’aube, n’aident pas à sa convalescence.

Le 29 octobre, la randonnée touche à sa fin, annoncée par le Mont-Saint-Michel, où l’éternel […] voisinait avec l’éphémère. Arrivé en Cotentin, ce bras que tendait la France sous le ciel pour s’apercevoir qu’il pleuvait, le marcheur rasséréné, nettoyé, constate qu’il existe encore des chemins noirs, autant d’interstices de substance dans une civilisation vidée. Alors, demande-t-il, de quoi se plaindre?

Et nos chemins noirs à nous? Y a-t-il des chemins noirs en Pays de Vaud? Dans les années 2000, déjà, notre rédacteur en chef Frédéric Monnier avait, pendant une année sabbatique, fait à pied le tour du Canton. Il n’avait pas vu beaucoup de terres abandonnées, de forêts inextricables et de sentiers se perdant dans les herbes et la caillasse. Peu de chemins noirs dans ce Pays construit, aménagé et répertorié au-delà du raisonnable. Le romantique qui aime la cavale bocagère ne peut qu’en éprouver du chagrin.

Mais après tout, les chemins noirs sont les marges de la société ordinaire, objet propre de la politique. Entre les hypermarchés bondés et les refuges désertés des chemins noirs, la fonction du politique est d’entretenir les réalités communautaires – associations professionnelles, cercles littéraires, philosophiques, politiques, manifestations musicales, expositions, fêtes des vendanges, girons de jeunesse – en les reliant à leur source, de faire connaître l’histoire du Pays – l’année Davel –, préserver les structures institutionnelles qui lui conservent la maîtrise de son destin – fédéralisme, défense nationale –, mettre à leur juste et serve place les économiques et les scientifiques, permettre ainsi à chaque participant de la communauté de découvrir et de parcourir, autant qu’il est possible, le chemin multicolore de sa propre vie.

Notes:

1     Gallimard, 2016.

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