L’automation, l’emploi, l’efficience
L’intelligence artificielle, dont on commence à mesurer les étonnantes capacités, rendra-t-elle obsolètes des millions d’emplois? C’est la question qu’on ne peut manquer de se poser, comme on se l’est posée à chaque étape du progrès technique. N’y a-t-il pas eu de hauts cris, il y a un peu plus d’un siècle, à l’apparition des pelles mécaniques qui allaient enlever le pain de la bouche des terrassiers? Les uns pensent que tout un ensemble de tâches peu créatives vont être assumées par l’efficace automate de l’IA, qui peut dessiner des plans, composer des images publicitaires en quelques secondes, répondre à beaucoup de questions juridiques, et même rédiger le présent article presque aussi bien que moi. Le marché du travail sera bouleversé. Neuf emplois sur dix seront touchés, selon une étude américaine. Pour éviter une explosion du chômage, il faudra passer à la semaine de 30 heures, voire instaurer le revenu universel afin d’éviter la misère du grand nombre. D’autres voix rappellent que toutes les craintes liées à la mécanisation, puis à l’automatisation du travail, ne se sont jamais vérifiées: les innovations remplaçant l’homme ont créé de nouvelles possibilités, de nouveaux besoins, de nouveaux emplois. L’histoire leur donne raison, mais cet argument ne repose que sur une analogie. En vérité, on ne sait pas du tout ce qui nous attend.
Un récent article de la Sonntagszeitung apporte de l’eau au moulin des optimistes quant à l’emploi. Il indique en effet que la paperasse prend toujours plus de place dans l’activité économique. Les paysans français s’en plaignent. Mais c’est aussi le cas ailleurs, dans le monde de la santé et dans celui de la formation par exemple. Selon l’hebdomadaire alémanique, dans la santé, le nombre de postes à temps plein a augmenté de 21% parmi les soignants de 2010 à 2021, et de 45% parmi le personnel administratif. A l’hôpital cantonal de Saint-Gall, la masse salariale des soignants a diminué de 24% entre 2012 et 2022; celle du personnel administratif a augmenté de 86%. Phénomène semblable dans les universités et les hautes écoles spécialisées, où le nombre des personnes travaillant dans les bureaux augmente plus vite que celui des étudiants.
A première vue, c’est assez surprenant, car l’informatique est à même d’exécuter tous les travaux répétitifs. Combien de secrétaires, combien de comptables devaient disparaître des effectifs! Or ils ont peut-être bien disparu, mais pour être remplacés par d’autres employés de bureau affectés à de nouvelles tâches. Et n’est-ce pas justement à cause des pouvoirs de l’informatique? Permettant de réunir des données en un clin d’oeil, de les confronter à d’autres séries d’informations, elle a ouvert un champ nouveau aux analyses de la gestion, aux contrôles, à la mesure de l’efficacité, à l’établissement de ratios financiers. Cela devrait conduire à rendre la production plus performante. Mais, au lieu de gagner en agilité, on semble gagner en lourdeur.
Bien sûr, l’ordinateur rend des services appréciables; on ne saurait d’ailleurs plus s’en passer. Nous connaissons des bureaux dont l’effectif a sensiblement diminué au fur et à mesure de l’informatisation. Et l’accès rapide à toutes sortes de données, de même que la présentation des offres d’entreprises à un très vaste public, ont activé la vie économique, ouvrant de nouveaux marchés ou facilitant l’accès à maints produits et services. La vitesse fabuleuse des calculatrices dernier cri permet l’accès à de nouvelles connaissances et à de nouveaux procédés médicaux. Mais on peut se demander dans quelle mesure ces avantages ne sont pas compensés par la tendance peu maîtrisée à tout quantifier, analyser, comparer, sans réel gain de productivité. Lorsqu’un infirmier passe plus de temps devant son écran qu’au chevet des malades, lorsque les audits coûtent plus qu’ils ne rapportent, lorsque les universités comptent les projets, les parutions et les citations plutôt que de développer la recherche, quelque chose a dérapé. Tant mieux peut-être pour l’emploi, mais tant pis pour l’efficience.
Il est possible que l’IA ait des effets semblables. Puisqu’elle nous renseignera sur tout (mais par une compilation faite sans beaucoup d’esprit critique), chacun croira tout savoir, et il faudra des bataillons de gens vraiment avertis pour détromper les crédules. Puisqu’elle créera des textes, des illustrations, de la musique (mais seulement par imitation), elle va inonder le monde d’œuvres médiocres que d’innombrables commerciaux s’efforceront de mettre en valeur. Sans compter les fonctionnaires qui tenteront d’encadrer le phénomène ou de soumettre ses prestations à la TVA. Tout cela pour quelle avancée de la civilisation?
Ne jetons pas l’enfant avec l’eau du bain; mais on devrait s’interroger davantage sur l’utilité réelle de l’enflure administrative collatérale au progrès technique. Et sans mobiliser pour cela des brigades supplémentaires de gestionnaires! Un retour partiel au bon sens, au pifomètre, ne serait-il pas le complément indispensable à l’explosion du potentiel merveilleux de l’ordinateur et de l’intelligence artificielle?
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Double majorité pour les bilatérales III – Editorial, Félicien Monnier
- Conférence des gouvernements cantonaux: comme une sorte de Diète – Félicien Monnier
- O fortunatos agricolas! – Frédéric Monnier
- Généraliser l’imposition à la source: une idée néfaste – Jean-Hugues Busslinger
- Sur les chemins noirs – Olivier Delacrétaz
- Souveraineté à la carte – Benoît de Mestral
- Miettes freudiennes – Jacques Perrin
- Occident express 120 – David Laufer
- Moins de fripons, plus d’écussons – Le Coin du Ronchon