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Occident express 120

David Laufer
La Nation n° 2247 23 février 2024

Sur la grande place de Slavija, au cœur de Belgrade, le rond-point produit un vacarme épuisant. En descendant du bus hier soir, frappé au visage par le vent glacé, je me suis trouvé face à un homme un peu plus petit que moi, la soixantaine, ou quelques miettes de plus. Il faisait des efforts pour couvrir de sa voix les hennissements du rond-point. Mais rien qu’au plissement de ses lèvres sous sa timide moustache cendre, à l’expression de ses yeux aqueux, d’une tristesse éternelle, son propos se passait de toute verbalisation. Une casquette, une parka usée mais propre, un pantalon élimé et de vieilles chaussures de tennis racontaient le reste. J’ai sorti quelques billets et il est parti en me remerciant et en s’excusant, sans insister. Une telle rencontre est tout à fait inhabituelle au centre de Belgrade. Dans un pays où le communisme a pendant des décennies assuré à chacun un toit, des soins et une éducation, le phénomène des sans-abris a mis longtemps à percoler depuis l’Ouest. Pendant des années, je me suis souvent demandé comment il était possible, dans un pays où le salaire médian était de quelques centaines d’euros, de ne trouver pratiquement personne dans la rue. C’est que le passé reste tenace. Même mon petit cireur de chaussures, qui officie au coin de ma rue depuis 1966, est propriétaire de son logement. Ainsi pour qu’une personne perde même cela, en Serbie, il ne suffit pas de trop boire ou d’être paresseux. Cela signale une modification en profondeur des structures économiques et sociales du pays. Cela signifie que l’on est en train de passer, à marche forcée, vers l’horizon merveilleux du capitalisme. Me promenant dans Bâle et Lausanne la semaine dernière, et à Paris quelques jours avant cela, j’ai à nouveau été frappé par la quantité des sans-abris, dont la présence le long des trottoirs et devant les grands magasins fait partie de nos vies quotidiennes. Ils sont là, dans leurs sacs de couchage, parfois accompagnés d’un chien, dormant à même le sol. Nous passons à côté d’eux avec un sentiment justifié d’inutilité, qui nourrit une sourde mauvaise conscience. Ils ne sont que cela, ce mot composé, sans-abris, par lequel commence et s’achève toute tentative d’explication. Devant ces magasins où s’échangent des montres à plusieurs dizaines de milliers de francs, ces restaurants où l’on déguste des bouteilles à plusieurs centaines, ils parlent d’un système qui les a régurgités il y a bien longtemps et dont ils n’attendent plus que des miettes pour survivre. Leur masse ne cesse d’augmenter pour ajouter, aux cas sociaux et aux drogués initiaux, les divorcés, les chômeurs de longue durée, les dépressifs chroniques, tous ceux qui ne peuvent pas s’adapter à cette nouvelle économie du rendement exponentiel. Ainsi la vue de ce petit homme, sur cette place balayée par un vent sibérien, m’a annoncé, sans équivoque, que la Serbie est vraiment en train de trouver sa place au sein de ce qu’on appelle «le concert des nations». Même si ce concert, de plus en plus, ne produit plus d’autre musique que l’interminable vrombissement des ronds-points.

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