Identification
Veuillez vous identifier

Mot de passe oublié?
Rechercher


Recherche avancée

Occident express 121

David Laufer
La Nation n° 2249 22 mars 2024

Jusqu’à son dernier souffle, feu mon beau-père sera allé à la poste tous les premiers du mois. Il y aura fait la queue des centaines de fois, sans jamais perdre patience, pour y récupérer sa retraite dans une enveloppe, en dinars et en liquide. Il se serait coupé la main droite plutôt que d’ouvrir un compte en banque. Il aurait calmement mis le feu à son appartement plutôt que de devoir se servir d’une carte de crédit. Pour lui, comme pour une quantité non négligeable de Serbes de sa génération, l’expérience enseignait qu’il était mal avisé de faire confiance aux banques. Durant les années nonante, les apprentis-sorciers du système avaient précipité une inflation à trois chiffres, au terme de laquelle on payait une miche de pain avec une valise remplie de billets de 500 milliards de dinars. Sa retraite s’était évaporée. Avant cela, durant le communisme, personne n’aurait imaginé faire usage d’une carte de crédit, tout se payait en liquide, les paiements bancaires étant d’ordinaire réservés aux grosses transactions. Et puis avant cela, c’était la guerre, et son pays occupé par l’Allemagne qui l’avait chassé, enfant, de son petit village. Mon beau-père avait ainsi appris, contre son gré et dans la douleur, à faire confiance à ce que l’on touche et jamais à ce que l’on entend. Même dans une Serbie entrée de plain-pied dans la globalisation financière, qui possède au moins l’avantage de minimiser les risques, il continuait à effectuer sa visite mensuelle au bureau de poste voisin, revenant avec son enveloppe rebondie et minutieusement affectée aux besoins de son ménage. Mon père, de la même génération mais né en Suisse, a appris de la vie une leçon exactement opposée. Lors d’une visite récente, j’ai garé ma voiture devant son garage comme je le fais depuis vingt ans. Or au matin j’ai découvert un petit cadeau de la police sous mon essuie-glace. Dans un pli affectueusement glissé dans une pochette de plastique, il m’était suggéré avec une certaine insistance de faire parvenir à l’Etat de Vaud la somme de 120 francs pour m’être garé «sur la voie publique». Ce qui signifiait qu’un quart du pneu avant droit dépassait effectivement de huit centimètres environ sur la chaussée. Voyant que j’entendais contester cette proposition, que je savais motivée par mes plaques d’immatriculation serbes et non par ma maladresse, mon père s’est indigné: comment pouvais-je douter d’une décision de police. Dans un pays que la guerre a épargné, à travers des décennies professionnelles bénies par une croissance économique constante, se faisant virer mensuellement sa retraite sur son compte d’une banque qui jamais n’a failli, mon père a compris que la vie se déroule comme prévu. De ces deux devanciers, j’ai bénéficié en parts égales: du premier, j’ai appris que la Suisse n’est pas le monde et que mon enfance fut, en réalité, une insolente exception à la règle; du second j’ai acquis cette confiance volontairement naïve en l’avenir, qui m’a souvent épargné cette double peine qui consiste à voir un échec se profiler, puis à le subir. Pour les départager, me revient ce mot que Louis XIV, expirant, murmura à son arrière-petit-fils Louis XV: «Ne m’imitez pas.»

Vous avez de la chance, cet article est en accès public. Mais La Nation a besoin d'abonnés, n'hésitez pas à remplir le formulaire ci-dessous.
*



 
  *        
*
*
*
*
*
*
* champs obligatoires
Au sommaire de cette même édition de La Nation: