Ordre et liberté
Dans sa livraison du 7 février dernier, La Nation publie un article de M. Colin Schmutz. Vous permettrez au soussigné de ne pas partager pleinement les positions exprimées.
D’abord, M. Schmutz, en prenant le soin de ne pas arrondir les angles, écrit que « le libéralisme pèche dans ses fondements en postulant que l’ordre naîtra de la liberté des hommes, alors que c’est l’inverse ». Si la liberté ne génère pas l’ordre – la Terreur, fruit d’une liberté débridée, en est l’illustration –, l’ordre n’enfante pas la liberté, non plus ; les exemples foisonnent. Que l’on se souvienne de l’insurrection polonaise de 1830 écrasée (déjà !) par les Russes ; il en résulta la fin des libertés polonaises consacrée par le mot célèbre du général Sébastiani, en 1831, « l’ordre règne à Varsovie ».
En réalité, liberté et ordre ne sont pas fruit l’un de l’autre mais consubstantiels. Si l’on prend la peine d’y réfléchir, il n’y a pas de libertés solides sans ordre – sans qu’une autorité puisse imposer leur respect – comme il n’y a pas d’ordre sans liberté – l’homme privé de celle-ci finit par s’en prendre à celui-là.
M. Schmutz n’a ni plus raison ni plus tort que le libéralisme qu’il pourfend.
Ensuite, votre collaborateur déduit de la citation du Dr libéral Jacques-André Haury – « dans un régime libéral, la loi n’a pas à créer les mœurs, mais à s’y conformer » – que ce principe rendrait les libéraux tributaires de l’esprit du temps.
Lorsqu’il est librement adopté, l’ordre juridique est la consécration de valeurs fondamentales partagées par la communauté qu’il régit. Il organise – et rend, généralement, supportable – la vie en société. Le propre des régimes dictatoriaux est, au contraire, justement d’imposer des valeurs que la société ne reconnaît pas comme légitimes. Ces derniers veulent, en résumé, changer l’Homme (son comportement, sa façon de penser, etc.) par décret ; bref, transformer le pays en un vaste camp de rééducation.
Ni la société ni les individus ne sont figés. Dans la durée, l’ordre juridique n’est respecté que s’il apparaît légitime. Il ne le sera que s’il constate d’abord puis prend en compte l’évolution des valeurs fondamentales de la société. Pour s’en convaincre, il suffit de relire l’adresse des 221 présentée au roi Charles X par Royer-Collard juste avant la Révolution de juillet : tout y est !
Dans ce domaine, il n’est de bonne politique ni dans la sclérose, ni – ou peut-être encore moins – dans l’anticipation. En matière de prise en compte de l’évolution des valeurs fondamentales d’une société, la lenteur du processus législatif est une bénédiction. Il épargne bien des errances résultant de modes passagères ou de funestes revendications de minorités plus bruyantes que représentatives. « Le temps est un grand maître, il règle bien des choses » comme le constatait déjà Corneille.
Ce ne sont donc pas les libéraux qui sont tributaires de l’esprit du temps ; c’est la paix sociale. Elle repose sur une prise en compte lente, réfléchie – osons le mot, sage – de l’esprit du temps par notre ordre juridique.
Philippe Leuba
PS: notre collaborateur précisera sa pensée dans le prochain numéro.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Premier regard sur la loi sur les communes – Editorial, Félicien Monnier
- Certains trésors, dont Steinlen – Jean-François Cavin
- La Guerre du Haut Pays – Edouard Hediger
- Civilisations et cultures – Benjamin Ansermet
- Le progrès et le Progrès – Olivier Delacrétaz
- Boualem Sansal, la France et l’Algérie – Jean-Blaise Rochat
- Lire et relire Simon Leys – Jacques Perrin
- Chronique sportive – Antoine Rochat
- Le retour du péril jeune – Le Coin du Ronchon