Lire et relire Simon Leys
Les idées des autres, idiosyncratiquement compilées pour l’amusement des lecteurs oisifs: ainsi s’intitule un recueil de citations publié par Simon Leys en 2005, réédité l’année dernière en livre de poche.
Simon Leys? C’est le nom de plume d’un écrivain et professeur belge, Pierre Ryckmans (1935-2014), issu de la haute bourgeoisie de Malines. Celui-ci l’emprunta à Victor Segalen, auteur du roman René Leys écrit à Pékin en 1913. Par un tour de passe-passe biblique, Pierre redevint Simon.
Relisant ce choix de citations, nous regrettons de n’avoir jamais consacré trois soirées du Camp de Valeyres à discuter l’œuvre de Simon Leys, dont nous avions apprécié le livre Orwell ou l’horreur de la politique.
En 1955, Ryckmans, membre d’une délégation d’étudiants belges invités par la branche chinoise de l’Union internationale des étudiants, tomba amoureux de la Chine en un mois. A son retour en Belgique, il se mit à apprendre le chinois et retourna plus tard en Chine. Il épousa une Chinoise dont il eut quatre enfants.
En 1971, alors qu’une vague de maoïsme mondain submergeait les intellectuels parisiens, Simon Leys fit paraître Les habits neufs du président Mao, suivi de quatre autres essais sur la Chine, dont le deuxième, Ombres chinoises, vient aussi d’être réédité. Se fondant sur ce qu’il avait vu et entendu en Chine, il montra que la Révolution culturelle (1966-1976) ne préludait pas au paradis, mais qu’elle illustrait un totalitarisme dévastateur. Le grand timonier Mao ne tenait la barre qu’en direction de la terreur et des massacres. Leys fut proscrit par les intellectuels. Certains le considéraient comme un agent de la CIA. L’Université française le tint à distance. Plus tard, Leys pensa que le maoïsme avait presque anéanti la Chine. Le pays, après 1976, avec l’économie socialiste de marché et un nationalisme agressif, peinait à se remettre du Grand Bond en avant, et n’avait pas renoué avec Confucius dont Leys avait traduit les Entretiens.
Aujourd’hui encore, selon le sinologue suisse Jean-François Billeter, la Chine est une superpuissance amnésique, trois fois muette, sur son présent, son passé récent et son histoire.
Sinologue, traducteur éminent, calligraphe, peintre de vocation, essayiste raffiné, polémiste, amateur de mers lointaines et de navigation, Leys s’exila en Australie où il enseigna aux universités de Canberra et Sydney. En plus du français, il maîtrisait le chinois, l’anglais, et aussi le latin et le grec. Il ne renia jamais sa belgitude. Il fut même jugé digne de succéder à Georges Simenon sur un fauteuil de l’Académie royale de Belgique.
Leys ne défendait aucune cause politique; il ne soutenait aucun parti. La politique lui faisait horreur, comme à Orwell. Il se proclama toute sa vie catholique traditionnel. Il aima la vérité, fut un exemple de vertu intellectuelle et de précision. Il pensait que le réel existe en dehors et indépendamment de notre esprit. La vérité préexiste à sa quête. Nous avons la capacité de l’appréhender, même si nous nous trompons souvent et échouons parfois à la découvrir. Le but est d’exprimer le réel, de le faire coïncider avec des mots justes, qui conviennent à ce qui est. Il écrit dans Le Studio de l’inutilité : Accrochez-vous à la réalité. Si vous pouviez absolument saisir ne fût-ce qu’un fragment de réalité, si modeste soit-il, dans son irréductibilité concrète et singulière, vous prendriez appui sur le solide terrain du vrai.
En outre, nous pouvons communiquer des vérités à autrui; les hommes ne sont pas des individus encapsulés dans leur subjectivité. Leys admet l’universalité de la nature humaine. L’humanité est une; ses modalités d’expression sont fort diverses. En dépit du péril jaune ou de la terreur rouge, les Chinois sont des hommes. La cordée occidentale et la cordée chinoise gravissent la même montagne par des voies opposées, mais elles se joignent au sommet.
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Récemment, en trois articles, nous avons parlé de la démocratie. Il nous a fallu plus de vingt mille signes. Tirant profit des citations recueillies par Leys, nous trouvons à l’article démocratie, deux réflexions concises.
D’abord C. S. Lewis: L’égalité (en dehors des mathématiques) est une notion purement sociale. Elle ne concerne l’homme qu’en tant qu’animal politique et économique. Elle n’a pas de place dans le monde de l’esprit. La beauté n’est pas démocratique, la vertu n’est pas démocratique, la vérité n’est pas démocratique. La démocratie politique est condamnée si elle s’efforce d’étendre l’exigence d’égalité à ces sphères plus élevées. La démocratie éthique, intellectuelle et esthétique est quelque chose de fatal. Une éducation vraiment démocratique – c’est-à-dire qui saura préserver la démocratie – doit être implacablement aristocratique, audacieusement élitiste.
Et Simone Weil: un ancien exemple de décision démocratique : la demande populaire de libérer Barabbas, et de crucifier Jésus.
Nous avons beau nous donner de la peine, d’autres font mieux que nous…
Notes:
Signalons deux livres ayant servi de fondement à notre article: Simon Leys, vivre dans la vérité et aimer les crapauds, de Jérôme Michel, Michalon 2023 et Simon Leys, navigateur entre les mondes, splendide biographie signée Philippe Paquet, avec un beau portrait de Leys en couverture, Gallimard 2016.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Premier regard sur la loi sur les communes – Editorial, Félicien Monnier
- Certains trésors, dont Steinlen – Jean-François Cavin
- La Guerre du Haut Pays – Edouard Hediger
- Civilisations et cultures – Benjamin Ansermet
- Le progrès et le Progrès – Olivier Delacrétaz
- Boualem Sansal, la France et l’Algérie – Jean-Blaise Rochat
- Ordre et liberté – On nous écrit, Philippe Leuba
- Chronique sportive – Antoine Rochat
- Le retour du péril jeune – Le Coin du Ronchon