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† Philibert Muret

Olivier Delacrétaz
La Nation n° 1884 12 mars 2010
Philibert Muret, décédé le 3 mars dernier à l’âge de nonante-six ans, fut le seul véritable journaliste de La Nation. C’était en tout cas l’avis de M. Regamey, qui appréciait son style coulant, efficace et dépourvu de jargon. Son premier article, «La démocratie à l’école», parut dans La Nation N° 67 de juillet 1936.

Le 9 juin 1960, alors rédacteur en chef et éditorialiste un numéro sur deux, il prenait un premier congé de ses lecteurs: Il faut savoir choisir. Il est […] tout à fait naturel que, venant d’être appelé à une charge judiciaire, je pose la plume qui m’a servi, depuis près d’un quart de siècle, à noircir tant bien que mal le papier de ce journal. Je le fais librement, par un simple souci de la fonction. Pour voir là une diminution de liberté, il faudrait ne considérer que la conception anarchique de la liberté, conçue comme le droit de répudier toute règle.

Dix-huit ans après, le 10 mars 1979, il reprenait du service pour un nouveau quart de siècle: […] aujourd’hui mon devoir d’état a pris fin: je reprends ma liberté d’expression. Pas plus compliqué que cela! On s’engage sans réserve, mais on respecte minutieusement la lettre et l’esprit du jeu auquel on participe. Cette attitude si nette fut sans doute propre à sa génération, mais elle relevait aussi de la morale scoute – il fut un chef marquant de la Brigade de Sauvabelin – et de l’esprit militaire – il termina sa carrière comme lieutenant-colonel.

Un de ses articles les plus personnels, «Pédagogie dure, pédagogie douce» (8 septembre 1979), débutait par les huit quatrains du poème «If…» de Rudyard Kipling, dans la traduction de Maurois. «If…», c’est le gentleman, la fleur de la civilisation britannique. Philibert Muret le commentait ainsi:

Ce type d’homme, fruit d’une pédagogie rigoureuse, a passé sur le continent, en bonne partie, il faut le dire, par le canal du scoutisme. […] L’homme formé à cette école sera un homme de devoir et de service, entraîné par la pratique de l’effort à ne pas s’écouter, à faire taire les appels de son corps (en particulier ceux du sexe), à se cuirasser contre ses sentiments, à respecter sans discussion un certain nombre de conventions sociales. […] Cette pédagogie traditionnelle – appelons-la dure, par opposition à l’autre qui va suivre – a pétri des générations d’hommes pondérés, dévoués à de grandes causes, résistants aux tempêtes, mais souvent aussi introvertis, refoulés, peu sentimentaux ou plutôt peu expressifs et peu spontanés. Je schématise, bien sûr, et l’individu le plus drillé saura aussi déposer sa cuirasse pour jouer, rire ou aimer. Mais ce n’est pas dans sa nature de se donner sans réserve («Si tu peux être amant sans être fou d’amour…»). Engagement et fidélité, fougue et maîtrise de soi, on aura reconnu plus d’un trait caractéristique de notre ami. Il organisait sa vie et ses actes en fonction de l’essentiel à ses yeux. Le corps et l’intendance n’avaient qu’à suivre.

Mais les moeurs évoluent, et avec elles, les méthodes d’éducation. Il faut reconnaître aussi, continuait Philibert Muret, que cette même pédagogie a abouti, surtout depuis que les institutions traditionnelles se déglinguent, à des échecs retentissants: combien d’enfants élevés «à la Kipling» dans les meilleures intentions n’ont-ils pas fini paumés, drogués, révoltés, délinquants? C’est le thème de cet autre «If…», le film de Lindsay Anderson qui décrit la révolte de jeunes collégiens anglais contre l’idéal de Kipling dégradé en héroïsme de pacotille et en formules creuses. Notre ami l’avait-il vu?

Philibert Muret était libéral, non certes de doctrine ou de parti, mais il cultivait ce que le libéralisme offre de meilleur, le respect des personnes, la mesure dans le discours, la capacité d’entendre et de prendre en compte les arguments de ses adversaires.

Il était de ces officiers supérieurs qui ne désapprennent pas à obéir sous prétexte qu’ils ont des subordonnés. Politiquement, il était resté un simple soldat qui se pliait sans problème aux exigences objectives de la situation. Il avait toujours une deuxième vitesse à passer en cas de coup dur. A plus de nonante ans, il lui est arrivé de consacrer une partie de la nuit à rédiger un article décrété urgent par un rédacteur en chef qui aurait pu être son petit-fils… et n’avait jamais seulement atteint le grade de caporal!

C’était un homme de combat. Les durs affrontements qui ne manquèrent pas lui enseignèrent une précieuse leçon: «Quand on est attaqué, que l’attaque soit justifiée ou non, il faut faire front immédiatement et ne pas céder un centimètre; ensuite, on peut voir…».

Il participa, aux côtés de MM. Regamey et Manuel, au fameux avis de droit justifiant la prétention des Jurassiens à se séparer de Berne pour se constituer en Etat souverain. Mais sa grande aventure politique fut le secrétariat de l’initiative «pour le retour à la démocratie directe». Il existe assez de littérature sur cette réussite de la Ligue vaudoise, qui fut aussi la sienne, pour que nous n’allongions pas. Qu’il nous suffise de dire que, de 1945 à 1949, il y consacra plus que généreusement son énergie et son temps. Il n’est même pas sûr qu’il ait eu conscience de cette générosité: il faisait ce qu’il y avait à faire, voilà tout.

Il souffrait de la difficulté que nous avons à nous faire entendre et à incliner les décisions politiques dans le sens du bien commun vaudois: «La Ligue vaudoise a un bon moteur, disait-il, mais la courroie de transmission est insuffisante.» Homme d’action, il incriminait notre manque d’énergie et d’organisation. Il voulait que nous en fassions plus, que nous soyons plus présents et plus efficaces. Son slogan préféré était: «Une Nation par semaine, une conférence par mois, une affiche par année!». Lié par sa profession à tout un monde officiel, il sous-estimait à notre avis la profondeur théorique et pratique qui nous sépare du monde des partis et des élections.

Mais c’est avec raison qu’il nous houspillait: avions-nous pris contact avec tel nouveau politicien? qu’en était-il de nos relations avec la Suisse allemande? A quand la prochaine initiative?

Nos séances de rédaction commencent toujours par une critique du dernier numéro paru. Il était rarement satisfait. Sa critique portait tant sur les coquilles que sur le fond et l’opportunité. Politique pur, il jugeait que La Nation devait publier avant tout des articles sur le fédéralisme, l’armée, la justice, les sujets de votation et d’une façon générale sur les questions institutionnelles. D’un article consacré à la musique ou à la littérature, il disait: Oui, oui, c’est un article très intéressant, je ne le conteste pas, mais je ne vois pas ce qu’il fait dans La Nation…

Ces critiques, parfois excessives, manqueront. Les générations nées après la guerre – le soussigné en fait partie – sont bien vite satisfaites et se trouvent bien facilement des excuses.

Son dernier article parut dans le numéro 1838 du 6 juin 2008, sous le titre «Presse et justice». Passé cette date, Philibert Muret déclara n’avoir plus la capacité de concentration nécessaire à la synthèse rédactionnelle. Il continua pendant quelques temps de venir aux séances de rédaction, mais sa surdité croissante les lui rendait pénibles et, durant l’hiver rigoureux que nous subissons, il espaça puis supprima ses visites.

Et puis, il y a trois semaines, par un lundi soir de neige en rafales, on le vit arriver comme si de rien n’était. Il n’intervint pas, se bornant à assister à la discussion. Sentant la fin venir, il était venu prendre discrètement congé de ses amis, du journal et du mouvement auquel il avait tant donné.

Nous assurons sa femme, ses enfants et leurs familles de notre amitié. Nous perpétuerons sa mémoire.

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