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Séminaire 2010: Le paysan et le Pays - Première soirée: état des lieux

Vincent Hort
La Nation n° 1884 12 mars 2010
La Ligue vaudoise consacre cette année son séminaire à la question agricole. Les termes retenus pour le titre du séminaire expriment le lien étroit qui unit le paysan et le Pays. Mais cette évidence étymologique est-elle toujours valable aujourd’hui, à une époque de globalisation généralisée? L’ouverture sans fin des marchés comme l’évolution des techniques de production, de transformation, de transport ou de distribution n’ont-elles pas rendu caduc ce postulat? La campagne contre le Cassis-de-Dijon ou la récente étude de l’ETHZ sur les «Conséquences d’un éventuel accord de libre échange pour la filière suisse des céréales» montrent combien ce thème est actuel.

Le premier orateur, Monsieur Jean-Luc Kissling, est secrétaire général de Prométerre, l’association professionnelle vaudoise des métiers de la terre. A ce titre, il est particulièrement bien placé pour dresser un état des lieux de l’agriculture suisse. Le monde agricole connaît depuis une vingtaine d’années des bouleversements très importants. Après une longue période de stabilité induite par la loi sur l’agriculture de 1951, le cadre général de l’activité primaire s’est considérablement modifié. A une vision essentiellement productiviste, héritée du Plan Wahlen, ont succédé une diminution de la réglementation, une ouverture des marchés ainsi qu’une prise en compte toujours plus grande des exigences écologiques.

Face à ces changements, l’agriculture suisse s’est déjà considérablement adaptée. Les modes de production respectueux de l’environnement et conformes aux exigences de la protection des animaux ont permis d’atteindre des résultats très positifs avec l’adhésion générale des exploitants et de leurs associations professionnelles. Mais cette évolution a aussi eu un prix. Trente-huit mille exploitations paysannes ont disparu depuis 1990, soit plus de cinq par jour! Le respect des contraintes écologiques tend également à une extensification des cultures et donc à une moindre compétitivité. Or l’évolution de ces vingt dernières années s’est produite dans un contexte de baisse continue des prix et d’effondrement du revenu agricole. Sur la base de ce constat, M. Kissling s’élève avec force contre «le mythe de la Suisse, îlot de cherté» et tous ceux qui prétendent en imputer la faute aux produits agricoles. Il s’agit d’une grossière tentative de désinformation qui ne résiste ni à l’examen des faits, ni au simple bon sens, puisque la part de l’alimentation dans le budget des ménages ne représente aujourd’hui pas plus de 7%.

Pourtant le monde agricole se trouve plus que jamais menacé par une nouvelle détérioration de ses conditions cadres. Les négociations du cycle de Doha menées sous l’égide de l’OMC et le projet d’Accord de libre échange agricole (ALEA) entre la Suisse et l’Union européenne prévoient une nouvelle et très large ouverture des marchés. Instruit par l’histoire, M. Kissling prédit dans ce cas un effondrement de la production indigène, notamment de céréales, un appauvrissement accéléré de la population agricole et un dépérissement des zones rurales qui empêcheraient alors l’agriculture de remplir les missions que lui fixe la Constitution et qui sont, outre l’approvisionnement de la population en produits de qualité, l’entretien des paysages et l’occupation décentralisée du territoire.

Pour le secrétaire général de Prométerre, c’est le système lui-même qui doit changer. A l’échelle des échanges internationaux, l’agriculture demande un traitement spécifique. Le libre échange est un régime qui ne lui convient pas et dont les conséquences sont nuisibles autant pour les consommateurs que pour les producteurs et cela aussi bien dans les pays riches que dans les pays pauvres. En Suisse, une ouverture excessive des marchés n’éliminerait aucunement le prétendu «îlot de cherté» et conduirait, au contraire, à une dégradation de la production, de l’approvisionnement de la population et des conditions de vie des exploitants agricoles. Des pistes existent néanmoins pour permettre le maintien d’un revenu agricole décent. La valorisation des produits au travers des appellations d’origine contrôlée (AOC) ou des indications géographiques protégées (IGP), le renforcement des exigences en matière de provenance des produits ou l’organisation d’interprofessions efficaces contribuent à cet objectif bien que le quasi duopsone constitué par les deux grands distributeurs Migros et Coop exerce une forte pression sur les prix payés aux producteurs.

Le second orateur de la soirée fait justement partie de ces producteurs qui exploitent un domaine agricole dans le contexte compliqué qui a été présenté. Monsieur Jean-Bernard Chevalley, diplômé de la Haute école d’agriculture de Zollikofen, travaille dans le domaine familial à Puidoux depuis le début des années nonante et en a repris la conduite en 2002. Dès ses débuts professionnels, il n’a donc connu que les changements continuels de la politique agricole fédérale. Cela ne l’a cependant jamais découragé, ni entamé sa conviction.

Il s’agit pour lui et son épouse d’un choix de vie qui leur permet de mener une activité indépendante et de concrétiser chaque année de nouveaux projets. Ainsi a-t-il développé un troupeau de quarante-cinq vaches pour la production laitière ainsi qu’autant de brebis pour la fabrication de fromages très appréciés. Une partie de sa production est écoulée directement auprès du consommateur, l’autre auprès d’une coopérative d’achat ou de distributeurs. Il organise également plusieurs fois par année des marchés qui lui permettent de rencontrer directement les consommateurs de ses produits.

En tant qu’agriculteur, Monsieur Chevalley perçoit très clairement les incessants changements et les incertitudes de la politique agricole. Plutôt que de chercher sans cesse à s’y adapter ou de tenter de s’y opposer en vain, il a pris le parti de suivre sa propre direction et de réaliser les projets auxquels il croit. Il n’échappe évidemment pas à une complexification de son activité et à une charge administrative croissante, qui frise parfois l’absurde. Ainsi en est-il par exemple des contrôles relatifs aux conditions de détention des animaux qui doivent remplir des critères très stricts pour donner droit à des paiements directs. Grâce à la grande prévoyance de ces règlements et au zèle des contrôleurs, Monsieur Chevalley a donc pu vivre une version moderne de la fable du Meunier, son fils et l’âne. En effet, lors du dernier contrôle, il s’est avéré que les spécifications de la litière hivernale de l’âne étaient très précisément à l’opposé de celles devant être appliquées au troupeau de moutons que le brave animal accompagnait. Après palabres et discussions, il fut donc décidé d’ignorer le baudet et d’abandonner les trente francs de paiements directs qu’il aurait rapporté… Toutes les situations ne sont évidemment pas aussi aberrantes. Monsieur Chevalley a ainsi pu tirer parti d’une surface de compensation écologique pour promouvoir les variétés d’un ancien verger.

De son point de vue, les paiements directs sont justifiés car ils rémunèrent des activités ayant une valeur intrinsèque – la biodiversité, l’entretien des paysages, la protection des sols, etc. – qui ne peuvent être mises à la charge du seul consommateur. Il constate autours de lui que l’exploitation d’un domaine devient une activité accessoire pour un nombre toujours plus important d’agriculteurs au lieu de demeurer leur travail principal. Cette évolution le dérange car elle fausse les conditions d’exercice du métier de paysan et conduit subrepticement à un affaiblissement du monde agricole. En conclusion, Monsieur Chevalley a redit sa passion pour son métier et sa conviction d’avoir fait le bon choix. L’assistance ne s’y est pas trompée et lui a réservé ses chaleureux applaudissements.

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