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Rien ne s’oppose à la nuit

Laurence Benoit
La Nation n° 1929 2 décembre 2011
Le 25 janvier 2008, la mère de Delphine de Vigan se suicide à soixante trois ans alors qu’elle vient de subir avec succès un traitement destiné à faire reculer son cancer du poumon et au moment même où elle semblait être enfin parvenue à apprivoiser ses démons intérieurs. C’est un choc pour sa fille qui depuis l’enfance entretient une relation douloureuse avec cette mère fragile et mutique, atteinte d’un syndrome bipolaire qui l’a plusieurs fois conduite en hôpital psychiatrique et qui a gravement perturbé la jeunesse de l’auteur et de sa soeur cadette.

L’écrivain s’interroge: que peut-elle faire pour canaliser la souffrance qui l’étreint et accomplir par delà la mort un dernier acte d’amour envers cette femme qui a fini par rendre les armes au moment où la lutte semblait presque gagnée? Elle décide de mener une enquête et de recueillir le témoignage des nombreux frères et soeurs de sa mère pour tenter d’élucider le mystère de cette femme qu’elle a en même temps côtoyée de si près et si peu connue. Ce livre1, qui s’élabore sous nos yeux sans que nous soient épargnées les difficultés auxquelles se heurte l’auteur dans sa reconstruction du passé familial et de la figure de sa mère qui toujours lui échappe, est tout à la fois récit d’une aventure (celle de Lucile et de sa famille) et aventure d’un récit (celui de l’écrivain en quête de sa mère et aux prises avec la résistance du réel à son quadrillage par les mots), mais sans que la seconde n’étouffe le premier.

A partir du patchwork d’éléments rassemblés (conversations avec les proches, films, lettres, journal), elle tente de recréer l’enfance de Lucile et de sa nombreuse fratrie, prototype de la famille bourgeois bohême sur laquelle plane la figure d’un père charmeur et toxique. Elle espère ainsi retracer la genèse de la maladie de Lucile et repérer l’événement décisif qui l’a faite basculer dans la folie. Elle exhume patiemment les secrets familiaux et tente de les exorciser par la parole. Ce faisant, c’est toute une époque qui surgit en filigrane sous sa plume, celle, réputée euphorique, de l’après-guerre et des Trente Glorieuses qui verra l’amélioration des conditions de vie matérielles, l’émergence de la société de consommation et du règne de l’image, la libéralisation progressive des moeurs et le questionnement de tous les tabous, l’émancipation des femmes, l’avènement de l’individualisme et dont, volontairement ou involontairement, elle donne une image beaucoup plus ambivalente que celle dont on a l’habitude. Une époque à l’image de cette famille tout à la fois joyeuse, chaleureuse et destructrice.

Se profile une époque dont les mutations laissent sur le carreau celles et ceux qui les subissent plus qu’ils n’en sont les acteurs et dont l’échec affectera plusieurs générations. Entre la grand-mère, Liane, mère de famille nombreuse se réalisant dans les maternités répétées, et la petite fille, Delphine, écrivain reconnu, il y a Lucile, femme divorcée et mère distraite de deux fillettes, petite secrétaire enchaînant les histoires d’amour malheureuses, peinant à joindre les deux bouts, condamnée au métro-boulot-dodo des temps modernes et cherchant un peu de réconfort dans la consommation régulière de cannabis. Après l’évocation de l’enfance de sa mère, c’est à celle de sa propre enfance saccagée par la plongée progressive de Lucile dans le délire que se livrera l’auteur avec une infinie pudeur.

C’est sans doute la force de ce récit d’une très grande sobriété de donner à voir le décor et l’envers du décor et de montrer au sein même d’une prospérité collective et d’un climat d’optimisme universel la déréliction des êtres particuliers et les souffrances qu’ils s’infligent les uns aux autres, sans le savoir ni le vouloir ou sans vouloir le savoir, mais aussi la puissante volonté de résilience qui les anime tous et qui, malheureusement, ne parvient pas toujours «à s’opposer à la nuit».

Il est toujours fascinant de constater que des romans de facture et de visée très différentes paraissant au même moment ont tendance à se répondre les uns aux autres alors même que leurs auteurs n’ont pas grand-chose en commun et ne se sont probablement pas concertés. C’est le cas de l’autofiction de Delphine de Vigan et du roman d’Eric-Emmanuel Schmitt, La Femme au miroir, dont nous rendions compte dans une précédente Nation.

La mère de Delphine de Vigan, comme les trois protagonistes du roman de Schmitt, est une femme qui, en raison de sa beauté envoutante, fait l’expérience de la «catastrophe du succès immédiat» et comme Anny devient une sorte d’enfant vedette: Lucile pose très jeune pour des photos publicitaires et des photos de mode enfantine. Mais plus violemment éprouvée que l’héroïne de Schmitt et née à une époque où plus grand chose ne s’oppose collectivement au nihilisme ambiant (à «la nuit» dit poétiquement Delphine de Vigan), elle ne trouve pas la sortie de son labyrinthe intérieur ni ne réussit à secouer le joug de son temps. Ni la spiritualité – volatilisée au cours des Trente Glorieuses –, ni la psychanalyse devenue caricature d’elle-même (voir la scène où Lucile en plein délire se fait violemment éconduire par Lacan), ni l’écriture – empêtrée dans le formalisme – à laquelle elle s’essaye vaguement ne parviennent à la sauver. Plus modestement, c’est un travail d’assistante sociale lui donnant enfin un sentiment d’utilité qui réussit temporairement à l’apaiser.

Le roman de Delphine de Vigan est en quelque sorte une version pessimiste et réaliste de la fable de Schmitt. Les deux textes manifestent l’esprit du temps qui revisite l’évolution de la condition féminine au cours du siècle passé avec un regard plus ambivalent que celui auquel on était habitué. Tous deux démythifient la légende d’un progrès continu et inéluctable dans ce domaine. A chaque époque ses luttes, ses perdantes et ses gagnantes.

 

NOTES:

1 Delphine de Vigan, Rien ne s’oppose à la nuit, Editions Jean-Claude Lattès, 2011. Ce livre vient d’obtenir le prix Renaudot des lycéens.

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