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Le poids de l’histoire

Jacques Perrin
La Nation n° 1929 2 décembre 2011
Dans notre récent article sur la dixième Marche du Pays, les Bornes de la sérénité, nous avons évoqué la frontière valdo-française et les efforts de nos ancêtres pour préserver le pays des ravages de la guerre.

Cette frontière, nous l’avons franchie durant l’été et la marche à l’étranger nous a donné à penser.

La première semaine du juillet, nous sommes à Cabourg. Les touristes français n’ont pas encore envahi leurs propres plages, presque désertes. Nous avons tout loisir de parcourir des kilomètres au bord de l’océan. Nous nous berçons de l’illusion que nous n’appartenons pas à la masse des vacanciers.

La petite ville balnéaire est tout imprégnée de la grande histoire. Son Grand Hôtel est celui où Proust a séjourné chaque été de 1907 à 1914 et qu’il recrée dans la Recherche. Cabourg, c’est Balbecq.

Les léopards normands flottent partout. Les plages du débarquement du 6 juin 1944 ne sont pas loin. Le monument aux morts de Cabourg indique que la brigade belge «Piron» a libéré la ville. Quarante minutes en bus conduisent à Caen, au Mémorial de la Seconde Guerre mondiale. Les bombardements ont détruit cette ville; seules quelques façades d’anciennes maisons et le château des ducs de Normandie rappellent un passé lointain.

Les marchés impressionnent par la variété des viandes, des poissons et des fruits produits par ce généreux pays. A Deauville, dans le parc légèrement pentu de la villa Strassburger, nous admirons les nombreux pommiers (fierté locale…) qui laissent la place, à partir d’une certaine hauteur, à des arbres plus majestueux, donnant au lieu un aspect mi-campagnard mi-urbain qui reflète l’opulence normande.

Ce qui frappe dans ce coin de Normandie, c’est la volonté de maintenir une unité architecturale. Bien sûr, des concessions sont faites au tourisme. N’importe quelle région d’Europe se doit d’avoir son «Touristland». Le «pont» du 14 juillet approche et des cars déversent les banlieusards parisiens, mais aussi les Chinois et les Indiens, dans la rue centrale de Cabourg, la seule qui soit défigurée par des échoppes criardes et des bistrots de moindre qualité. Du coup l’aspect de la population change. Le métissage universel se saisit de la Normandie.

Quelques semaines plus tard, au début août, nous nous trouvons dans les vallées occitanes du Piémont (province de Coni), le val Maira et le val Varaita, près du mont Viso (mont Visol en occitan) culminant à 3841m. Il faut se mettre à grimper sec, les touristes se raréfient. Les paysans vivent de leurs vaches blanches, fines et musclées. Pour compléter leur revenu, ils se sont mis à l’agrotourisme. Le jeune agriculteur qui nous accueille sous son toit de lauzes vient d’être quitté par sa femme et ses deux enfants. Les maux modernes atteignent aussi ces vallées idylliques qui se dépeuplent, malgré les efforts faits pour retenir les jeunes dont certains parlent encore occitan.

A Chiesa et Casteldelfino (Chasteldelfin), nous visitons les cimetières et tombons en arrêt, selon notre habitude, devant les monuments aux morts. On y voit les photos des «Alpini», chasseurs alpins des brigades Taurinense et Cuneense, morts pour la patrie, coiffés du chapeau à la plume noire (la penna nera). Les noms sonnent français, les prénoms italien. Les Levet, les Roux, les Richard, les Allais sont tombés au Monténégro, en Albanie, en Grèce et surtout en Russie, pour une guerre qui n’était pas la leur, dans les steppes du Don, alors qu’ils s’imaginaient que le commandement allemand les enverrait dans le Caucase…

Dans les petites villes qui jalonnent le retour en direction de Turin, il y a beaucoup d’Africains. Les fabriques locales, ne trouvant pas de personnel du cru, les ont engagés. Certains s’aventurent dans le bistrot de la place principale où le patron les sert d’un air suspicieux. Dans une rue adjacente, d’un balcon à l’autre, les épouses en boubous et leurs nombreux rejetons s’interpellent. Le dimanche, les terrains de football ne sont occupés que par des noirs jouant sous la pluie.

A Saluzzo, ancien marquisat de Saluces, admirable cité, nous sommes presque seuls. C’est ferragosto, les Italiens sont tous partis en vacances. Nous mangeons près de la maison natale du poète patriote Silvio Pellico que les Autrichiens emprisonnèrent dix ans dans la forteresse du Spielberg. A Saluces aussi, à part le serveur du café où nous sommes attablés, nous ne voyons personne si ce n’est un Africain qui se promène.

La dernière semaine de septembre, avec nos élèves d’Aubonne, nous visitons Venise. La sérénissime république a conservé son autonomie durant mille ans. Les idées de la Révolution française, Napoléon puis les Autrichiens, ont eu raison d’elle alors qu’elle avait tenu tête à l’Empereur, au Pape, aux Byzantins et aux Ottomans. La cité des doges ne cesse elle aussi de se dépeupler. Seule la masse des touristes, concentrée sur certains sites bien connus, fait penser qu’il s’agit d’une ville immense. Il arrive qu’on se retrouve sur une place à l’écart du flux où l’on entend parler vénitien, mais là aussi un patron de café se met en colère contre un vendeur ambulant étranger. «La Ligue du nord contre le pauvre immigré!» me souffle une collègue facétieuse. Quand il s’agit de négocier le prix des repas pour nos élèves, la maîtresse d’italien s’adresse à des gérants asiatiques.

Sinon, la ville en impose toujours autant; le musée Guggenheim déborde de visiteurs, les gondoliers naviguent, les estrades de planches sont prêtes pour la montée des eaux!

* * *

Pendant nos marches et visites dans les régions d’Europe évoquées ci-dessus, nous sommes loin des frasques de MM. Berlusconi et DSK; la dette grecque et les 1900 milliards dus par l’Italie s’effacent (de nos esprits); la Libye et la Tunisie sont oubliées; les élections fédérales nous indiffèrent. Comme l’a relevé aussi Cosette Benoit dans son article sur le pèlerinage de Compostelle, les gens sont accueillants, attachés à leur pays, travaillant dur pour lui faire honneur. La remarque le plus souvent entendue? La Suisse a de la chance de ne pas faire partie de l’Union européenne… Partout nous constatons une abondance certaine, on mange bien non seulement à la terrasse d’un alpage des Aiguilles de Baulmes, mais aussi dans les montagnes du Piémont, sur l’île de Murano ou à Cabourg (la côte de veau à la crème et au camembert!). La paix règne.

Cependant une histoire aussi prestigieuse que pénible pèse sur toutes ces contrées. L’Europe était presque consumée le 11 novembre 1918 et a achevé sa propre destruction en 1945. Elle avait perdu trop de ses enfants au moment même où l’on songeait à la «construire». De nouvelles populations en provenance de tous les continents se pressent pour prendre la relève.

Au fond, les pays d’Europe ressemblent tous à Venise: des palais aux façades grandioses qui se languissent de leurs habitants.

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