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Le monde parallèle de Burki

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 2001 19 septembre 2014

 

Burki prend sa retraite et entend consacrer son temps à la pêche en rivière. Les regrets sont unanimes. M. Thierry Meyer ne nous en voudra pas de dire que 24 heures perd une partie de son âme. La rédaction en est d’ailleurs consciente, qui a rendu au dessinateur un hommage plus appuyé qu’elle ne l’a jamais fait pour un de ses rédacteurs en chef ou éditorialistes. Au fond, pourquoi?

Vu de très près, le trait un peu indécis – vaudois! – de Burki est moins impressionnant que la plume bouillonnante et virtuose d’André Paul, le crayon faussement mou de Géa Augsbourg, le trait incisif de Chapatte, ou encore le croquis «coin de table» de Barrigue. Mais avec un léger recul de l’œil, les deux qualités qu’il cultive à un degré incomparable sautent aux yeux.

La première est que Burki atteint – presque toujours – un équilibre complet entre le dessin et l’idée. Jamais il ne sacrifie l’un ou l’une à l’autre. L’idée structure le dessin. Le dessin incarne l’idée. Burki pense et dessine d’un même mouvement.

Son autre qualité inégalée, c’est la répartition des éléments dans la page. Regardons à quelque distance une vingtaine de ses dessins: chacun est unique dans sa structure, dans le jeu des formes et des couleurs. Il a sa personnalité propre et nous reste dans la mémoire. Cette originalité, renouvelée plus de huit mille fois, est la marque d’un authentique artiste.

On a pu regretter le passage du dessin noir et blanc à la couleur. Le noir supporte mieux que la couleur l’impression sur papier journal; au pire, il graisse un peu. En revanche, les couleurs s’avachissent. Quelle chute qualitative entre les originaux aux couleurs vigoureuses et ce qui en reste pour le lecteur! Mais les originaux ne sont pas perdus pour tout le monde, ventilés chez mille enviables petits mécènes.

Deux à trois fois par mois (dernière en date: les trois casseroles substituées aux trois clefs de l’UBS), je me disais: «Il faut que je lui écrive pour le féliciter…» Ne l’ayant jamais fait, je règle le compte aujourd’hui. Ce qu’on lui écrivait ordinairement, c’était plutôt: «Monsieur le Rédacteur, j’aime en général beaucoup Burki, j’admire son talent mais son dernier dessin outrepasse les bornes de la bienséance.» Le compliment ne servait qu’à souligner le reproche.

Il y a encore cinquante ans, la caricature était un genre peu répandu dans le Canton. En 1968, une caricature infiniment bénigne du conseiller d’Etat Oguey publiée par les Voix universitaires avait déclenché une grande indignation dans le monde officiel: le dessinateur avait remplacé la tête de la statue du cheval du général Guisan par celle de l’honorable conseiller d’Etat…

Tout de même, il y avait Merminod, dans Coopération, André Paul dans la Tribune du dimanche, Géa Augsbourg dans Radio-je-vois-tout.

A mon souvenir, la Feuille d’Avis de Lausanne n’avait pas de dessinateur permanent. Piem, le père de Barrigue, illustrait une chronique parisienne hebdomadaire en dernière page. Et surtout, la Feuille reprenait chaque semaine, pour mon plus grand bonheur, un dessin du génial caricaturiste anglais Cummings. Engageant Burki et le plaçant en première page, Marcel Pasche enclenchait une révolution.

Burki est le contraire d’un idéologue. Il penche bien sûr un petit peu à gauche – sauf en matière de drogue –, comme tout le monde, mais il est un commentateur relativement impartial de l’actualité. Il tape sur toutes les têtes avec un égal bonheur, tout en associant ses victimes consentantes au plaisir qu’il a de réaliser son dessin.

Burki, jour après jour, a modifié notre perception de la politique. Il a tant dessiné tant de personnalités, traité tant de thèmes et trouvé tant d’idées qu’il a reconstitué, en un monde parallèle, trente-huit ans de vie politique vaudoise et fédérale. Très attaché à son Canton, il en a exprimé mais aussi influencé la mentalité plus que n’importe quel politicien. Il a uni les Vaudois autour d’une certaine perception attentive et un rien moqueuse des travers de leur société. C’est une action éminemment politique, si la politique consiste notamment à préserver, accroître et illustrer l’amitié entre les citoyens.

On peut contempler, collé contre le mur de ma cuisine depuis le 19 avril 2007, le syndic Brélaz, au mieux de sa circonférence, campé en statue de la liberté; derrière lui, on entrevoit la cathédrale submergée de gigantesques gratte-ciel, le tout dans une dominante verte, comme il se doit. Contre d’innombrables murs d’innombrables cuisines, Burki va continuer d’exister longtemps encore, et c’est bien.

Mais après tout, pourquoi en parler comme d’une affaire réglée? Il ne pourra tout de même pas pêcher tous les jours de l’année, ni toutes les heures de la journée.

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