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Maurras et Muret…

Jean-Philippe Chenaux
La Nation n° 2001 19 septembre 2014

21 septembre 1932, 21 heures. Charles Maurras est l’hôte d’Ordre et Tradition à Clos Lilas, ce bel immeuble lausannois érigé un siècle plus tôt à l’intersection des rues Caroline et Enning et remplacé à la fin des années quarante par le Dôme, formant l’Ile Saint-Pierre. Le maître de l’Action française étant affligé de surdité, on a pris la précaution de ficher les quelque trente invités, triés sur le volet, et de disposer les fiches selon la succession des chaises et de leurs occupants afin de faciliter les présentations et le débat.

La conférence de Maurras et les propos échangés ce mercredi soir ont été fidèlement retranscrits par un participant, René Fankhauser1. Un article mériterait de leur être consacré. Pour l’heure, contentons-nous, en guise de hors-d'œuvre, de relever cet amusant quiproquo. Maurras se refuse à admettre le reproche de lenteur et de paresse d’esprit formulé par M. Regamey à l’endroit du Vaudois; il en veut pour preuve La Nation, créée l’année précédente, dont il brandit un exemplaire! Et puis, il y a cette bonne vieille Gazette de Lausanne qu’il lit à Paris… Un frisson parcourt l’assemblée. Le président de séance présente alors un numéro de l’Action française de 1926 où Maurras cite et commente la lettre de protestation adressée par trois étudiants, Marcel Regamey, Alphonse Morel et Victor de Gautard, au rédacteur en chef du quotidien libéral, au lendemain de la conférence donnée par Léon Daudet à Lausanne, après que Georges Rigassi eut affirmé qu’en cessant d’être démocrate, on cesse d’être Suisse. Petit dialogue relevé par René Fankhauser:

Maurras: Oh, je me rappelle très, très bien. J’ai bien suivi cette polémique. Ah! C’était très intéressant, très intéressant. Mais, dites-moi, les choses se sont arrangées depuis? Cela va mieux avec la Gazette de Lausanne ?

Regamey: Plus mal, beaucoup plus mal…!

Maurras: Allons, c’est dommage, dommage. Mais pourtant Muret, en voilà un qui fait une excellente campagne. Madame Muret prépare en ce moment un volume sur l’histoire des milieux royalistes en France qui sera tout à fait bien. Dites-moi: il faudrait tenter un rapprochement, tâcher de vous faire agréer, peut-être qu’une collaboration… Non? Enfin, je ne sais pas, je vous donne des conseils sans connaître exactement la situation… Enfin, il me semble…

Regamey: Oui, la Gazette, à l’extérieur, est excellente, très à droite, réactionnaire et aussi très francophile. Mais à l’intérieur, c’est le libéralisme pur et complet, et elle nous déteste…

Maurras: Voyez-vous ça! Oh, c’est malheureux, malheureux!

Le maître de l’Action française tient manifestement en très haute estime l’écrivain et chroniqueur de politique internationale de la Gazette de Lausanne à Paris et sa femme, d’origine américaine, licenciée en lettres de l’Université de Lausanne, qui prépare une thèse sur les Doctrines royalistes depuis la Révolution (Columbia University Press, 1933) et sera professeur dans cette université newyorkaise. Le souvenir de la querelle doctrinale de 1926 ne s’est pas effacé, mais quel dommage que ces deux journaux de qualité ne puissent pas s’entendre!

Cinq mois avant la venue de Maurras à Lausanne, en mai 1932, Maurice Muret (1870-1954) venait d’être élu membre associé étranger de l’Académie des Sciences morales et politiques. Il y siège alors en compagnie de l’historien bâlois Carl Burckhardt, gendre de Gonzague de Reynold. L’écrivain et journaliste vaudois y présentera pas moins de vingt-deux notes et communications jusqu’à son départ, fin 1947. La France l’avait fait officier de la Légion d’honneur en 1920; il avait déjà reçu la Croix dix ans plus tôt «pour son indépendance, ses qualités d’écrivain, sa puissante honnêteté, sa sûre impartialité». Le fait est que ce spécialiste des littératures étrangères, continuateur d’une tradition cosmopolite, grand voyageur et collaborateur assidu du Journal des Débats, de plusieurs revues littéraires parisiennes et de la Quinzaine artistique et littéraire, a puissamment contribué à faire connaître en France Thomas Mann, Bernard Shaw, Mark Twain, Dostoïevski, Tolstoï, l’Italien Fogazzaro, le Polonais Ladislas Reymont, les Scandinaves Strindberg, Bjoernson et Selma Lagerlöf. Sa bibliothèque privée, que nous avons pu consulter dans un abri antiatomique de Morges, témoigne de sa passion pour les auteurs étrangers les plus divers. On y trouve même une édition originale de Trotski…

Maurice Muret ne boudait pas pour autant les lettres vaudoises. Il entretenait avec ses plus illustres représentants à Paris d’étroites relations. Le portrait qu’il brosse d’Edouard Rod dans un volume de ses mémoires2 vaut le détour: «Ce tourmenté qui a passé sa vie dans l’huile bouillante […] n’avait foi en rien, n’espérait rien. Il était totalement désabusé. Je n’ai jamais vu mortel à ce point incapable de savourer un plaisir sans arrière-pensée amère.» Muret dit aussi de lui qu’«il aimait sa tristesse en la maudissant comme certains pécheurs leurs péchés», ou encore que «cet homme était remarquablement organisé pour s’inquiéter, s’alarmer, souffrir. Rod, c’était une sorte d’écorché vif grattant avec amour ses écorchures». Jules Vallès, plus méchant, le recevait volontiers par cette question: «Bonjour, Rod, comment va cette descente de matrice?»…

Chez Edouard Rod, Maurice Muret a fait la connaissance de Ramuz. Il a été l’un des premiers à deviner la forte personnalité de cet écrivain «distant, silencieux, timide, intimidé, qui restait à l’écart, attendant qu’on lui adressât la parole». Dans une lettre, au lendemain d’un article amical, Ramuz lui a confié qu’il serait moins Vaudois d’âme et de style, de fond et de forme s’il n’avait pas appris à se connaître comme Vaudois à Paris.

Critique littéraire de talent et chroniqueur à la Gazette pendant trente ans (1909-1940), Maurice Muret est aussi celui qui, dans Le Crépuscule des nations blanches (Payot, 1925), annonce avec une bonne longueur d’avance la fin du colonialisme. Dans Grandeur des élites (Albin Michel, 1939), il s’en prend à la fausse doctrine hégélienne de l’Etat- Dieu et entraîne le lecteur dans une passionnante promenade à travers l’histoire, de l’Athénien beau et bon – le kalos kagathos – au gentleman anglais, en passant par le citoyen romain, l’homme de la Renaissance et l’honnête homme français.

Que retient-on de lui aujourd’hui? Le Dictionnaire historique de la Suisse lui consacre quelques lignes caricaturales. On apprend – horresco referens – que Muret est «un lecteur de Charles Maurras et de l’Action française », et qu’«il contribue à diffuser [sic] la littérature italienne et allemande en France», sans que l’auteur de la notice ne mentionne un seul de ses ouvrages – tous parus chez Payot – sur La littérature italienne d’aujourd’hui (1906), couronné par l’Académie française, La littérature allemande d’aujourd’hui (1909) et La Littérature allemande pendant la guerre (1920), complétés par deux séries de Contemporains étrangers (1911, 1914). La notice signale en revanche qu’«il publie en 1901 L’esprit juif, aux thèses “discrètement” antisémites». Dans une édition ultérieure en forme de Supplément, le DHS pourra peut-être mentionner que notre compatriote a été un des rares Suisses membres de l’Institut de France… et, subsidiairement, que si Muret lisait Maurras, Maurras lisait aussi Muret!

Notes:

1 ALV: R. Fankhauser, Visite de M. Charles Maurras à Ordre et Tradition, 21 septembre 1932, 28 p. manuscrites.

2 M. Muret, Ainsi ma plume au vent… Souvenirs d’une vie dispersée, Morges, t. 1, s. d. [v.

1954], pp. 86-101 (version dactyl. mise au net par Philibert Muret; 2 tomes publiés à compte d’auteur en 2002; un volume couvrant la période 1950-1954 n’a pas été rendu public).

 

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