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Retour sur la crise ukrainienne (II)

Pierre-Gabriel Bieri
La Nation n° 2020 12 juin 2015

La fuite du président Viktor Ianoukovytch, dans la nuit du 22 au 23 février 2014, consacre la chute du régime pro-russe. Un nouveau pouvoir se met en place, avec des gens essentiellement issus des mouvements nationalistes ukrainiens. Oleksandr Tourtchynov est nommé président ad intérim – en attendant les élections du 25 mai qui donneront la victoire à Petro Porochenko.

Le pays est plongé dans le chaos. Beaucoup de policiers et de fonctionnaires se sont enfuis. Des groupes armés qui se sont battus sur le Maïdan veulent faire régner leur ordre dans le pays; ils interviennent dans des studios de télévision ou dans des entreprises pour exiger la démission de certains responsables; ils partent manifester dans les villes de l’Est, où ils se heurtent à des contre-manifestations des populations russophones qui considèrent le nouveau pouvoir de Kiev comme «ennemi». Des expéditions punitives sont menées depuis la capitale, auxquelles les «anti-Maïdan» répondent en érigeant des barrages routiers filtrants.

Kiev perd la Crimée

Les réactions les plus immédiates et les plus radicales ont lieu en Crimée. Dans les jours qui suivent le renversement du gouvernement, les manifestations se font plus virulentes et des bâtiments officiels sont occupés. Devant la foule, des personnalités locales prennent le contrôle du gouvernement et du parlement de cette «république autonome»; elles annoncent leur refus de reconnaître les nouvelles autorités de Kiev, et leur volonté d’organiser un référendum sur l’indépendance.

Des barricades sont dressées sur les routes qui relient la péninsule au reste de l’Ukraine. Des «brigades d’auto- défense» sont créées, qui intègrent d’anciens policiers «berkouts» ainsi que des civils. Le 28 février, on voit des soldats en treillis vert sans insignes prendre position dans tous les lieux stratégiques autour de Simferopol et Sébastopol. Vladimir Poutine confirmera par la suite qu’il s’agissait de soldats russes déployés «pour protéger les gens». Si leur déploiement a constitué un «coup de force», leur présence sur le territoire de Crimée résultait toutefois d’un accord de longue date entre l’Ukraine et la Russie, qui permettait à cette dernière de stationner des troupes (entre 15’000 et 25’000 hommes selon les sources) en lien avec la présence de la flotte russe dans le port de Sébastopol.

Le 11 mars, les nouvelles autorités de la péninsule proclament leur indépendance, donnant naissance à une éphémère République indépendante de Crimée. Le 16 mars, un référendum donne près de 97% des voix en faveur d’un rattachement à la Fédération de Russie, rattachement entériné et signé le 18 mars. Certains des militaires ukrainiens encore présents choisissent d’intégrer l’armée russe, les autres quittent la Crimée quasiment sans confrontation.

La guerre dans le Donbass

Dans les villes de l’Est – Slaviansk, Donetsk, Lougansk – la population réagit à peu près de la même manière, en manifestant, en occupant des bâtiments publics et en érigeant des barricades, avec le soutien d’une partie des autorités locales. Mais le Donbass n’est pas la Crimée: il n’est pas délimité géographiquement par des frontières naturelles évidentes; sa population, même majoritairement russophone, est davantage mélangée; surtout, cette région n’a pas la même importance historique et militaire pour la Russie. Ce qui s’est joué en quelques jours en Crimée ne se répète donc pas à l’Est de l’Ukraine. La situation s’enlise pendant plusieurs semaines, jusqu’à ce que le gouvernement de Kiev décide de lancer une «opération anti-terroriste» le 15 avril 2014. On voit alors arriver des tanks et autres véhicules blindés de l’armée ukrainienne, dont les reportages publiés à ce moment par les médias occidentaux attestent qu’ils se sont retrouvés face à des civils incrédules et à des miliciens équipés essentiellement d’armes légères.

A partir de là, la situation dégénère rapidement: premiers combats autour de Slaviansk, premiers hélicoptères ukrainiens abattus, premiers civils tués par l’armée ukrainienne à Marioupol le 9 mai, tirs de mortier sur Slaviansk le 25 mai, grande offensive sur Donetsk le 29 mai causant plusieurs centaines de morts. Le 6 juin, huitante chars donnent l’assaut contre Slaviansk, dont plusieurs sont capturés par les insurgés; le gouvernement ukrainien commence à accuser ces derniers de recevoir des armes lourdes de la Russie. Ces éléments sont cités sur Wikipédia et recoupés avec des informations diffusées par les médias durant les deux premiers mois de la guerre.

Au mois d’août, les insurgés lancent une contre-offensive qui leur permet de desserrer l’étau autour d’eux et de reprendre une partie du terrain. Ce revirement, ainsi que l’apparent équilibre des forces dans les mois qui suivent, renforcent l’hypothèse d’une aide militaire russe. Une guerre violente dure jusqu’en février 2015, date des accords de «Minsk II». Depuis lors, des affrontements sporadiques se poursuivent, chacun des belligérants accusant l’autre camp de rompre la trêve.

Un bilan lourd

Le bilan de la guerre dans le Donbass est actuellement estimé entre 5000 et 6000 morts, civils et militaires confondus, et peut-être plus de 500 000 déplacés. Les bombardements de l’artillerie et de l’aviation, de même que les tirs imprécis de roquettes Grad, ont tué de nombreux civils et laissé en ruines des villages et des quartiers d’habitation, de même que l’aéroport entièrement neuf de Donetsk. Cela mérite d’être rappelé dans la mesure où les médias occidentaux, pourtant avides d’images choc, ont peu montré celles qui concernaient ces événements.

Un avion de ligne malaysien avec trois cents personnes, qui survolait la zone à plus de 10'000 mètres d’altitude, a été abattu le 17 juillet 2014, sans doute par erreur ou par accident, et sans qu’on sache formellement à ce jour qui est responsable. Cette catastrophe aurait toutefois été évitée si les autorités aéronautiques internationales avaient pris conscience que cette région était en proie à une véritable guerre.

Parmi les événements qui se sont déroulés hors du Donbass mais qui ont marqué les esprits, il faut mentionner ceux survenus à Odessa le 2 mai 2014. Des manifestants pro- et anti-russes se sont affrontés avec une extrême violence dans les rues de cette ville du sud de l’Ukraine, au bord de la Mer Noire, et une quarantaine de pro-russes ont péri brûlés vifs lorsque la Maison des syndicats, où ils s’étaient réfugiés, a été incendiée par leurs adversaires.

La difficulté d’établir les faits

Outre le conflit militaire, c’est aussi une guerre de l’information qui déchire l’Ukraine, de sorte que les faits, que nous avons tenté d’exposer le plus honnêtement possible dans ce qui précède, sont souvent difficiles à établir avec certitude. La question la plus controversée est sans doute celle de la présence ou non, dans le Donbass, de troupes régulières de l’armée russe. Quelques rares prisonniers exhibés par Kiev, certains échos provenant directement de Russie, mais aussi et surtout l’étonnant rééquilibrage des forces dès août 2014 nous donnent le sentiment qu’il est plausible que Moscou ait dépêché des troupes, non par volonté d’invasion mais plutôt pour empêcher l’anéantissement des séparatistes.

Le statut exact de telles troupes reste toutefois incertain, sachant qu’on rencontre de part et d’autre de nombreux volontaires et mercenaires étrangers, dont certains sont envoyés par des Etats ou des organisations ayant des intérêts géopolitiques en Ukraine. La complexité de la situation est encore renforcée par le fait que l’armée régulière ukrainienne est flanquée de plusieurs bataillons privés financés par des oligarques, sur lesquels le gouvernement de Petro Porochenko n’a que peu de contrôle.

La difficulté de connaître les faits, et notamment la responsabilité des uns ou des autres dans chaque acte de guerre, résulte enfin – et c’est regrettable – de la faible efficacité des observateurs internationaux déployés sur le terrain par l’OSCE, apparemment trop peu nombreux pour fournir des informations précises et complètes.

Parmi les nombreuses réflexions que peuvent susciter ces événements, nous n’en retenons qu’une pour conclure. La version présentée par le gouvernement ukrainien, volontiers admise dans les pays occidentaux, est que les troubles dans l’Est et le Sud-est du pays ont été fomentés dès le départ par des agents russes. Si tel est le cas – on ne peut l’exclure –, cela n’explique pas pourquoi le nouveau pouvoir de Kiev a tout fait pour faciliter la tâche de tels agents. Après le paroxysme de violence et de haine qui avait marqué les derniers jours du Maïdan, les vainqueurs auraient dû, s’ils souhaitaient réellement préserver l’unité de l’Ukraine, donner quelques signes d’apaisement à l’égard des vaincus. Or les nombreux gestes de vengeance, à commencer par la décision immédiate de révoquer le statut officiel de la langue russe, ont au contraire accéléré la révolte des populations russophones. Cette révolte était au départ de nature civile; au moment où le gouvernement ukrainien a choisi de la combattre par des moyens militaires, il a également pris sa part de responsabilité dans l’escalade de la violence.

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